vendredi 27 décembre 2013

La guerre de l'espace

Récemment, on voit de plus en plus d'articles apparaître faisant état de "conflits" entre les différents moyens de transport. Surtout dans la ville de Québec, où des automobilistes se vantent de bloquer des autobus cherchant à prendre des nouvelles voies réservées sur les autoroutes. Certains chroniqueurs parlent de conflits entre tous les moyens de transport... je crois qu'ils essaient trop d'être égalitaires, ce n'est pas un conflit qui affecte tout le monde.

En fait, il s'agit plutôt d'un conflit entre automobilistes et piétons, entre automobilistes et cyclistes et entre automobilistes et transports en commun. Mais les commentaires désobligeants des piétons envers les cyclistes ou vice versa sont excessivement rares. De même que les attaques et insultes entre transports en communs et piétons ou cyclistes. Il semble que tous les conflits impliquent les automobilistes...

Les automobilistes sont en maudit après les cyclistes à Montréal.
Les automobilistes s'opposent à l'aménagement de voies réservées pour autobus.
Les automobilistes ne laissent pas passer les piétons à leurs passages.
Les automobilistes s'opposent à l'élimination de stationnement ou de voie de circulation pour aménager des pistes cyclables.
Les automobilistes s'opposent à des SLR ou à des tramways, demandent plutôt des métros exclusivement souterrains (Toronto surtout).

D'où vient cette attitude de confrontation?

L'espace

Le conflit vient de l'espace. L'espace est limité, surtout en ville, et les différents modes de transport ont besoin de se voir attribuer un certain espace. Mais pensez-y, combien d'espace chaque mode de transport requiert?

Une voiture typique fait 1,8 mètre de large et 4 mètres de long, mais elle a besoin d'espace en face, en arrière et sur les côtés pour se déplacer, il faut une marge de manoeuvre. Dans le fond, il faudra généralement 3 mètre de largeur et 8 mètres de longueur. Un être humain normal, debout, fera 0,5 mètre de largeur et 0,3 mètre de longueur, mais il aura besoin d'espace devant et derrière pour bien se déplacer.

Les autobus sont beaucoup plus grands, l'autobus standard fait 12 mètres de long et 2,5 mètres de large, mais ils ont besoin d'espace pour manoeuvrer. Sauf que l'autobus moyen transporte en moyenne peut-être 15 passagers, contre 1,3 pour une voiture moyenne.

Pour ne pas vous assommez avec des chiffres et un bloc de texte, voici une représentation graphique de l'espace requis pour différents moyens de transports.



Si on calcule la surface requise par passager, on obtient le graphique suivant:

 En bleu, il s'agit de l'espace moyen requis, en tenant compte du nombre moyen de passagers, en rouge, il s'agit de l'espace minimum requis, quand le véhicule est rempli à capacité.

 Sur ce graphique, on illustre le nombre de passagers empruntant chacun des moyens de transport qu'il faut pour occuper la même superficie qu'un passager en voiture. Donc, environ 22 piétons sont requis pour prendre le même espace qu'un seul passager en voiture. Il faut 5 cyclistes pour prendre autant d'espace qu'un seul passager en voiture. Etc...

Le résultat de tout ça, c'est que la capacité des voies pour les automobiles est très faible. Si on compare la capacité d'une voie de 3,5 mètres (largeur typique d'une voie d'autoroute) selon son affectation, on obtient le graphique suivant:
Ces chiffres sont les chiffres moyens qu'on peut obtenir au Québec. Les capacités peuvent être plus importantes pour les transports en commun dans des contextes différents. Par exemple, la ligne Yamanote à Tokyo transporte jusqu'à 80 000 passagers à l'heure par direction dans une voie de 3,5 mètres, mais le métro de Montréal ne fait que 20 000 passagers à l'heure car la fréquence est inférieure, les trains sont plus étroits et sont moins entassés. De même, des SRB peuvent atteindre 10 000 passagers dans une voie s'ils utilisent des autobus bi-articulés à la minute comme à Curitiba. Les tramways peuvent atteindre plus de 15 000 passagers par heure, selon le nombre de wagons et le fréquence. Les voies réservées d'autobus qui ne sont pas desservies par les autobus (donc, pas d'arrêt sur celles-ci) peuvent avoir une capacité bien plus grande, mais j'ai supposé ici un autobus aux 10 secondes, avec en moyenne 30 passagers, ce qui est représentatif à mon avis de l'usage de ce genre de voie au Québec (comme la voie sur le pont Champlain, qui accueille 20 000 passagers pendant les 3 heures de la pointe matinale).

Par contre, les trottoirs et les pistes cyclables sont pas mal limités à ces capacités, de même que les voies d'autoroute ou urbaine pour automobiles. Il serait théoriquement possible de multiplier par 3 la capacité des voies automobiles en augmentant le nombre de passagers par véhicule, mais réalistement, ce n'est pas possible. Quand la demande augmente en transport en commun, le nombre moyen de passagers augmente aisément, mais ça ne marche pas ainsi avec les voitures, les conducteurs confrontés à la congestion ne peuvent pas stationner leur voiture et entrer dans la prochaine voiture qui passe. Ironiquement, quand le débit véhiculaire est à son maximum (la pointe), le nombre moyen de passagers est plus faible qu'en temps normal, à 1,2 plutôt que 1,3.

*Note, toutes les données représentées sont issues de mes connaissances sur les dimensions des véhicules et sur le fonctionnement des voies de circulation. Ce sont donc des estimations qui me semblent raisonnables, et d'un ordre de grandeur équivalent à ce que j'ai lu au hasard sur le net.

Le stationnement

Encore pire, les voitures ont besoin pour être un moyen de transport viable de stationnement. L'espace occupé par l'individu en déplacement reste occupé quand celui-ci est arrivé à destination. C'est une tare que les voitures partagent avec les bicyclettes, mais dont sont exemptés les piétons et les usagers des transports en commun. Les bicyclettes au moins sont relativement petites, les voitures ne le sont pas. En général, une place de stationnement hors-rue prend environ 20 mètres carrés (incluant la place de stationnement et une partie de l'allée entre les stationnements). Un stationnement sur rue prend moins de place, peut-être 12 à 15 mètres carrés.

Le résultat est que le stationnement des commerces ou des bureaux prennent autant d'espace sinon plus, que le bâtiment lui-même. À moins bien sûr que le stationnement soit étagé ou souterrain (ce qui coûte jusqu'à 30 000$ par place de stationnement seulement à construire). Quelqu'un travaillant dans un cubicule de 2 mètres par 3 mètres dispose donc de moins d'espace que sa voiture qui dispose d'un stationnement de 2,5 mètres par 6 mètres. Qu'est-ce que ça dit quant à nos priorités en tant que société quand nous donnons plus d'espace au véhicule qu'à son conducteur?

Et les stationnements gigantesques requis par la voiture sont largement responsables de l'hostilité aux déplacements à pied ou en bicyclettes. Ils réduisent la densité des bâtiments, augmentant les distances à parcourir, tout en transformant le milieu en mer d'asphalte balayée par le vent et peuplée de voitures qui peuvent se mettre en mouvement à tout moment, un danger constant pour ceux marchant ou pédalant au travers du stationnement pour atteindre les commerces ou bureaux.

Le résultat

Le résultat de l'utilisation massive d'espace des déplacements en automobile est que les automobilistes doivent se battre pour chaque centimètre carré d'espace. Quand l'espace vient à manquer pour les automobiles, et il vient à manquer rapidement, on voit de la congestion et des problèmes de stationnement se profiler. Et alors les automobilistes veulent plus d'espace, pas par méchanceté, mais par raisonnement rationnel. Personne n'aime être pris dans la congestion ou tourner en rond pour trouver un stationnement une fois rendu à destination. Les automobilistes demandent donc de plus en plus d'espace, et ils l'ont eu, largement. Aujourd'hui, plus de 80% de l'espace réservé aux transports appartient principalement ou exclusivement aux automobiles. Et ce n'est toujours pas assez. Même si les transports en commun et les cyclistes ont en théorie le droit d'utiliser ces routes, celles-ci sont clairement conçues pour la voiture, et la circulation automobile nuit beaucoup aux autres transports.

Dès qu'on enlève un peu d'espace aux voitures pour l'accorder aux piétons (des avancées de trottoirs aux rues piétonnes), aux cyclistes (pistes cyclables, supports à bicyclettes remplaçant des stationnements, etc...) ou aux transports en commun (voies réservées aux autobus, tramways ou trains en site propre, etc...), plusieurs automobilistes se plaignent haut et fort.

Ce manque d'espace a également un effet sur la mentalité des automobilistes, beaucoup apprennent à voir les autres automobilistes comme des adversaires se battant pour le moindre espace de la route. Les cas extrêmes se mettent à utiliser de leurs klaxons ou de manoeuvres dangereuses de changement de voie à la dernière minute pour dérober l'espace routier aux autres automobilistes. Les piétons, cyclistes et usagers du transport en commun viennent également à faire les frais de cette mentalité quand ils sont confrontés aux mêmes conducteurs agressifs, qui les traitent comme ils traitent les autres conducteurs sur la route. Certains cyclistes adoptent également une mentalité similaire, ce sont les cyclistes "véhiculaires", une minorité, mais une minorité achalante.

Ultimement, nous ne pouvons pas continuer à toujours accorder plus d'espace aux automobiles. Ceux-ci en fait occupent déjà trop d'espace et ont repoussé les modes alternatifs de déplacement à la marge. Il faut un rebalancement, il faut plus de pistes cyclables, plus de voies réservées et moins de stationnements, afin de rétablir l'équilibre dans les déplacements.

dimanche 22 décembre 2013

Stationnement sur rue: bonne ou mauvaise idée?

Dans le monde moderne, il est nécessaire d'avoir des stationnements pour les voitures. La question principale est de savoir si ces stationnements doivent être hors rue ou sur rue.

Les stationnements hors rue sont tous les stationnements à proprement parler, il y en a plusieurs types, publics ou privés, réservés ou ouverts à tous...
Il y a les stationnements commerciaux, très communs. Ce sont des stationnements privés, ouverts aux clients des commerces...

 ...les résidences dans les quartiers bâtis après l'arrivée de la voiture en ont aussi, incluant les garages...
 ... il y a aussi des stationnements souterrains...
...ou étagés, qui sont généralement privés, mais parfois publics, ouverts à tous ou réservés à des employés.

Les stationnements sur rue quant à eux sont généralement des stationnements en parallèle dans les accotements:
 Parfois, ces stationnements sont en biais, voire perpendiculaires à la rue.
 Au niveau de l'urbanisme, le choix entre les deux types de stationnement n'est pas innocent. Chaque type a ses effets sur les qualités urbaines d'un quartier.

Points positifs des stationnements sur rue

Les stationnements sur rue sont généralement plus limités que ceux hors rue, la longueur et la largeur de la rue réduisent la surface potentielle que peuvent occuper les stationnements. Comme ceux-ci sont répartis également le long des rues, on peut croire qu'ils permettent de réduire les obstacles à la densité. Un grand stationnement hors rue peut former une véritable barrière aux piétons, un milieu hostile et non accueillant, ce qui peut créer un trou dans le tissu urbain. Et effectivement, c'est le cas pour les grands stationnements hors rue, on n'a qu'à voir les stationnements sur les boulevards commerciaux comme Taschereau pour réaliser l'effet que des stationnements hors rue démesurés ont. On ne se sent pas tant dans une ville que dans un champ d'asphalte avec des bâtisses éparpillées.

Certains diraient que, comme les stationnements sur rue tendent à être publics et donc partagés, il n'est pas nécessaire d'en avoir autant que des stationnements hors rue. Mais des stationnements hors rue également peuvent être publics, ce n'est pas le modèle qui est généralement retenu, mais c'est un modèle possible.

Généralement, la raison principale pour laquelle les urbanistes nord-américains affectionnent particulièrement les stationnements sur rue est qu'ils peuvent être une mesure d'apaisement de la circulation. Effectivement, si les rues sont trop larges, les conducteurs tendent à conduire trop vite, ce qui est dangereux pour les piétons et cyclistes, et ce qui dissuadent les déplacements actifs. Si deux rangées de voitures sont présentes de bord et d'autre de la rue, le largeur de la chaussée disponible sera réduite, incitant les conducteurs à réduire leur vitesse.

Voici de quoi ont l'air les rues à sens unique ou à double sens sans voiture stationnée. Le bloc vert représente une voiture en mouvement, la flèche rouge représente le "corridor" perçu par le conducteur:

 Maintenant, voyons voir ce qui arrive quand nous ajoutons de nombreuses voitures stationnées dans les accotements:


Le corridor perçu est réduit significativement, ce qui incite les conducteurs à ralentir et à faire plus attention.

Points négatifs des stationnements sur rue

Les stationnements sur rue n'ont pas que des avantages. Tout d'abord, au niveau esthétique, ça donne deux rangées de voiture en permanence le long des rues, donc on repassera. Ensuite, ça cause un problème majeur pour les cyclistes, qui sont forcés de circuler entre les voitures stationnées et les voitures en circulation. C'est une situation très déplaisante, il suffit d'accrocher un des rétroviseurs des voitures stationnées ou de se faire accrocher par une voiture pour se faire projeter au sol et possiblement rouler dessus. À cela s'ajoute le problème des portes qui peuvent s'ouvrir en face, car dans un tel contexte, on force les cyclistes à faire ce qu'on leur dit généralement de ne JAMAIS faire, soit circuler dans la "zone de porte" des voitures stationnées.
Je parle d'expérience, après être déménagé à Lasalle, je suis allé au centre-ville en vélo, et ne connaissant pas les pistes cyclables du coin, je me suis ramassé à faire un bout sur la rue Notre-Dame.
Imaginez rouler à bicyclette là-dedans. Ça fait du cardio sans faire d'effort, votre coeur bat à milles à l'heure sans que vous pédaliez vite. En fait, voici comment JE voyais ça:
Donc, pour les cyclistes, c'est l'horreur.

Ensuite, un problème majeur est, qu'ironiquement, les stationnements sur rue imposent de construire des rues beaucoup trop larges. S'il n'y a pas de stationnement sur la rue, pas besoin d'accotement de 2 mètres de chaque côté, on peut faire des rues de 4 mètres pour le sens unique et de 6-7 mètres pour les deux sens. Ce sont des rues qui en soi ne sont pas propices à de grandes vitesses, et qui sont faciles à traverser pour les piétons et cyclistes. Ça nous permet aussi de construire plus densément.

Mais bien entendu, cet argument ne vaut que pour les nouveaux quartiers, pour ceux existant avec des largeurs excessives, on ne peut pas vraiment densifier en réduisant la rue existante, et le problème de la vitesse se pose vraiment, alors que pouvons-nous faire? Et bien, on pourrait simplement les modifier pour gazonner les accotements et y planter des arbres, ou y mettre des pistes cyclables.


Il me semble que ces aménagements sont beaucoup plus plaisants que l'aménagement avec des stationnements sur rue, et plus sécuritaires pour tous les usagers de la route.

Finalement, les stationnements sur rue compliquent les opérations de déneigement et de nettoyage des rues, il faut se débarrasser des voitures stationnées avant de faire quoi que ce soit sur la rue. L'entretien des places de stationnement est également à la charge de tous, à moins d'être tarifées d'une manière ou d'une autre, alors que l'entretien des stationnements hors rue privés incombe aux propriétaires.

Mon opinion

À mon avis:
  1. Les stationnements sur rue devraient être exclusivement du stationnement courte durée: disponibles surtout en face de commerce, dont avec des places uniquement pour ceux ramassant ce qu'ils ont acheté. C'est un retour aux vieilles habitudes, quand la voiture a été introduite, il était illégal de laisser une voiture stationnée sur la voie publique toute la nuit.
  2. Dans les rues résidentielles, le stationnement sur rue devrait être absent ou rare, réservé aux visiteurs, les propriétaires qui veulent des voitures devraient avoir à construire et entretenir des places de stationnement sur leur terrain ou louer des places de stationnement dans des stationnements hors-rue payants. Le stationnement sur le terrain doit être optionnel par contre et non imposé dans le zonage.
  3. Il est préférable d'avoir des stationnements hors rue de petite superficie répartis dans un quartier, qui sont ouverts à tous et tarifés (avec des permis mensuels pour les résidents et des tarifs pour le stationnement de courte ou longue durée), ainsi on évite de créer des no-man's land et on garde les voitures à l'écart de la voie publique le plus possible, permettant de donner plus d'espace aux piétons et cyclistes.

Ce qui se fait en banlieue... ou, le pire des deux mondes

Dans les rues résidentielles en banlieue, il y a souvent le pire des deux mondes... On impose des places de stationnement hors rue ET on construit des rues beaucoup trop larges pour permettre le stationnement hors rue. Le résultat est une rue excessivement large, incitant les gens à la vitesse, et un nombre de places de stationnement effarant.

Par exemple, cette rue d'un nouveau quartier de la banlieue de Québec, Bourg-Royal:

La rue fait 11,5 mètres de large, amplement suffisant pour des stationnements de chaque côté de la rue tout en permettant deux voitures circulant en sens inverse de se croiser sans souci. Et pourtant, chaque maison dispose d'un stationnement hors rue qui peut facilement accueillir 4 voitures! Ainsi, en additionnant le stationnement hors rue et sur rue, on obtient 7 places de stationnement par maison unifamiliale! Ou, dans les faits, on parle de 2 ou 3 places de stationnement par adulte en âge de conduire.

Le résultat: des excès de vitesse à prévoir, un quartier hostile à la marche (malgré les trottoirs), une très basse densité et dont le tiers de la superficie environ est asphaltée pour offrir des stationnements ou une voie de circulation aux voitures.

dimanche 8 décembre 2013

Distinction fondamentale: porte-à-porte ou quartier-à-quartier

En terme d'urbanisme et de transport, il y a deux visions des transports qui s'affrontent et qui mènent à des conceptions complètement différentes des villes. J'appelle cette division la conception "porte-à-porte" des transports et la conception "quartier-à-quartier". Elle concerne les transports motorisés (autant voiture que transport en commun), comment ils sont utilisés et comment les villes doivent être construites pour les accommoder.

Conception porte-à-porte

Dans la conception porte à porte, les transports motorisés sont vus comme une alternative complète à la marche. Le déplacement idéal est donc le suivant: quelqu'un sort de chez lui et prend sa voiture, qui est garée juste devant son domicile à moins de 10 pas de sa porte d'entrée. Il conduit ensuite jusqu'à sa destination, qui possède un stationnement extérieur juste devant la porte d'entrée, ou un stationnement intérieur. Il se stationne, marche 10 pas et est rendu à sa destination. En sens inverse, c'est la même chose.

Ça tient aussi pour les transports en commun, le déplacement idéal implique d'avoir un arrêt d'autobus juste devant chez soi, et l'autobus laisse la personne directement devant sa destination.

Ce type de déplacement semble tout à fait efficace. Les déplacements motorisés sont plus rapides que la marche, donc en réduisant le temps de marche, on peut accélérer les déplacements. Où est le problème?

Conséquence de la conception porte-à-porte

Le déplacement porte-à-porte semble être très efficace, mais pensons un peu à ce que ça prend pour permettre de tels déplacements.

Au niveau des déplacements en voiture, les déplacements porte-à-porte ont une condition sine qua non: il faut que chaque destination possède un stationnement privé directement devant la porte, et ce stationnement doit être suffisant pour éviter son débordement dans les stationnements adjacents même dans les plus grandes périodes d'achalandage. Si vous pensez qu'on pourrait tolérer le débordement, repensez-y, ces stationnements sont privés, ça veut dire que le propriétaire doit les construire, les entretenir et payer les taxes foncières pour ceux-ci. Si un stationnement déborde fréquemment dans les stationnements voisins, les commerces voisins paient pour le stationnement des clients du commerce dont le stationnement déborde. Payer pour le voisin parce qu'il n'a pas été assez prévoyant n'est jamais populaire.

Et ces stationnements sont souvent massifs, chaque voiture prend environ 20 mètres carrés, donc un commerce avec une surface de 300 mètres carrés avec 30 clients à l'intérieur (chacun étant venu seul) a besoin d'un stationnement de 600 mètres carrés, 2 fois la superficie du commerce lui-même!

Tout d'abord, visualisons une rue commerciale avec 12 commerces, 10 petits et 2 gros, dans un milieu traditionnel, bâti avant la voiture.
Une zone commerciale traditionnelle datant d'avant la voiture
Le Petit-Champlain à Québec, forme traditionnelle
Les blocs en bleu sont les commerces, au centre, c'est la rue en noir. Celle-ci est étroite car on n'a pas besoin de plus si les gens se déplacent principalement à pied. Les commerces sont sous forme allongée, parce que c'est la forme appropriée pour attirer les piétons, ça rapproche les commerces et permet facilement de marcher d'un commerce à l'autre. La zone en entier fait 5 000 mètres carrés environ.

Comme un être humain marche à 5 km/h, soit environ 1,5 mètre par seconde, voici les distances mesurées en temps pour les piétons:
Temps de marche entre les magasins
Donc, ça prend juste 6 secondes passer d'un commerce à un autre, 4 secondes pour traverser la rue et le secteur peut être parcouru en 40 secondes. La marche est très intéressante car on change de magasin et d'environnement visuel à chaque 6 secondes.

En Amérique du Nord, ce genre de quartier est rare, nous avons plutôt des quartiers transitionnels qui conservent une forme similaire, mais avec rue plus large avec séparation des piétons et des voitures par des trottoirs, et des petites zones tampons entre les bâtiments et les trottoirs. Le tout occupe un peu plus de place, soit 6 000 mètres carrés.

Forme transitionnelle, rue plus large mais les bâtiments restent d'une forme traditionnelle

Temps de marche: forme transitionnelle
Avenue Mont-Royal, un exemple de forme transitionnelle de quartier commercial
Maintenant, si on veut du déplacement porte-à-porte, il faut ajouter des stationnements. Et les stationnements devront être devant chaque commerce. Pourquoi devant les commerces?

1- Pour être situé le plus près possible de la porte du commerce et diminuer les distances à marcher
2- Pour augmenter la visibilité du commerce pour les automobilistes sur la rue qui peuvent circuler à 50 km/h. Avec les commerces étroits standards, les automobilistes n'ont qu'une seconde ou deux pour voir et reconnaître le commerce. Voici la visibilité d'un commerce dans le cas pour la marche, en supposant que le commerce est bien visible à partir d'un angle de 45 degrés:
Un automobiliste n'a donc que 2 secondes pour identifier le commerce dans ce cas-ci, c'est bien trop court. Vous pouvez mettre des affiche sur le bord de la route, mais les autres commerces le feront également, créant de la confusion à cause du très grand nombre d'affiches.
Les commerces seront donc reculés pour être plus loin de la rue et seront mis en longueur plutôt qu'en profondeur.
3- Les stationnements mis sur le côté risquent d'être trop utiles pour le commerce voisin.

Bref, la forme de la rue commerciale sera modifiée, et elle ressemblera à ça:

La nouvelle zone commercial axée sur la voiture
Boulevard Newman à Lasalle, exemple de forme moderne

Le même nombre de commerces, la même superficie commerciale, mais répartie sur une superficie totale plus de 3 fois plus grande, soit 22 000 mètre carrés plutôt que 5 000 ou 6 000. Ceci est le résultat rationnel d'une conception des déplacements porte-à-porte en voiture, qui impose un stationnement privé surdimensionné pour chaque commerce et des bâtiments en retrait de la route et allongés pour améliorer la visibilité des automobilistes.
Comparaison de superficies des trois formes: forme traditionnelle, forme transitionnelle, forme moderne


Et qu'arrive-t-il aux temps de déplacement des piétons?
Temps de marche: forme moderne
Le temps de déplacement à pied est plus que multiplié par 3. De 6 secondes entre les commerces, il faut désormais 20 secondes, de 40 secondes pour faire la rue de bout en bout, il faut maintenant 115 secondes, et de 15 secondes pour traverser la rue, il faut dorénavant 40 secondes. Pire, alors qu'avant les piétons n'avaient qu'à faire un pas à partir du trottoir pour accéder aux commerces, ils doivent désormais traverser des stationnements, un parcours prenant 15 secondes.

Non seulement les temps sont beaucoup plus longs, mais les déplacements se font dans des milieux très déplaisants à la marche. Pour les piétons sur les trottoirs, ceux-ci sont entourés de mers d'asphalte, sans refuge, avec les voitures circulant rapidement sur la rue créant des bourrasques de vents déplaisantes. Ça prend 20 secondes pour passer d'un commerce à l'autre, et la visibilité est très loin, donc l'environnement perçu change très lentement, le piéton marche 30 secondes et il voit encore les mêmes commerces autour de lui, comme s'il n'avait pas bouger. Le piéton a l'impression d'être très lent.
Angles de vision d'un piéton sur le trottoir après 30 secondes de marche
Pour atteindre les commerces, il faut traverser les stationnements, plein de voitures stationnées qui peuvent entrer en mouvement sans crier gare, d'ailleurs plusieurs piétons sont blessés ou meurent chaque année dans cet environnement.

Pour les voitures, cette rue est très correcte. Les abords de la route sont dégagés, favorisant la visibilité et incitant les automobilistes à conduire plus vite. La visibilité de chaque commerce est bien meilleure. Les commerces sont facilement reconnaissables sur une distance de 150 mètres, leur donnant 10 secondes pour les reconnaître. Comme les voitures circulent rapidement, l'environnement perçu change à chaque 6 secondes, comme c'était le cas pour les piétons dans le quartier traditionnel. Quant aux temps de parcours d'un commerce à l'autre, ils sont encore potables à voiture:
Temps de conduite entre commerces
Passer d'un stationnement à l'autre prend 10 secondes. Traverser la rue prend également une dizaine de secondes voir plus, et faire la rue d'un bout à l'autre prend une trentaine de secondes. Les temps ne sont pas tellement plus cours qu'à pied dans le quartier traditionnel, ce qui démontre l'ironie de la conception porte-à-porte "tout à l'auto": oui, nous allons plus vite, mais les distances sont plus grandes, donc on ne se rend pas vraiment à destination plus rapidement!

La rue commerciale est donc devenue un no-man's-land pour les piétons. La marche est trop lente et trop déplaisante, c'est un vrai repoussoir pour ceux à pied. Comme il n'y a plus personne à pied sur la rue, celle-ci perd son caractère de lieu public partagé. Le déplacement porte-à-porte a comme conséquence secondaire de tuer la vie sur la rue, les gens passent d'un endroit privé (leur maison) à un autre endroit privé (le commerce) en utilisant un moyen de transport qui est une bulle privée les isolant des milieux publics, qu'ils ne sont plus obligés de fréquenter.

Transport en commun "porte-à-porte"

Le déplacement porte-à-porte dépend principalement du déplacement en voiture, mais il s'applique aussi au transport en commun. Les réseaux de transport en commun "porte-à-porte" sont caractérisés par une multitude de lignes d'autobus avec des arrêts très fréquents. Les trajets sont très indirects afin de passer devant le plus de maisons et de commerces possibles et de réduire les distances de marche.

Le résultat est de nombreuses lignes d'autobus peu fréquentes (surtout hors-pointe) et lentes (à cause des détours et des arrêts fréquents). Mais ceux qui sont desservis par une ligne peuvent généralement se rendre à destination en marchant très peu. Un milieu conçu pour du "porte-à-porte" en voiture est très difficile à desservir autrement que par un transport en commun pour du "porte-à-porte" également.

Conception quartier-à-quartier

Mais qu'est-ce qu'on peut y faire? La rue traditionnelle que j'ai illustrée en début d'article date d'avant la venue de la voiture. Il faut bien que le monde puisse se stationner quelque part! Sans endroit pour se stationner, impossible de se déplacer en voiture.

L'alternative, c'est le déplacement "quartier-à-quartier". Dans cette conception, la voiture et les transports en commun ne sont pas vus comme des ALTERNATIVES à la marche, mais comme des RACCOURCIS dans des déplacements à pied. L'idée est que les transports motorisés ne servent que de passer d'un quartier à un autre, mais une fois rendus dans le quartier de la destination, le reste des déplacements se fait à pied. Ainsi, la voiture ne remplace pas la marche, elle en est complémentaire.

Les stationnements ne sont donc plus des stationnements privés appartenant à chaque commerce, mais des stationnements publics ou collectifs partagés entre tous les clients des commerces. Ces stationnement peuvent être à une ou deux minutes de marche des commerces, les commerces eux-mêmes conservant l'ancienne forme favorable à la marche.

Cette mise en commun des stationnements a un autre aspect positif. Il est très rare que les commerces ont les pointes en même temps exactement. Par exemple, un bar vivra sa pointe tard en soirée, une boutique de vêtement vivra sa pointe en après-midi la fin de semaine. Mais quand le bar est plein, la boutique est fermée, quand la boutique est pleine, le bar est fermé (ou vide). Donc si chacun possède un stationnement privé à soi et évalue sa demande maximale à 30 places, il faudra deux stationnements de 30 places, 60 places de stationnement en tout, mais si les deux partagent le même stationnement, alors ils n'ont besoin que de 30 places en tout. Et plus de commerces partagent le même stationnement, moins ils ont besoin de place en tout.

Bref, en collectivisant les stationnements, on peut facilement couper le nombre de places de moitié.

Donc on peut avoir une rue commerciale qui peut ressembler à ça:
Forme transitionnelle avec stationnements hors rue partagés et distribués
Même chose, avec plus de stationnements

Stationnements en arrière des bâtiments, peu d'impact sur les piétons

Les stationnements sont plus restreints et on conserve la forme traditionnelle, plaisante et favorable à la marche. L'offre de stationnement peut être complété par du stationnement sur rue (idéalement tarifé afin d'assurer un roulement).

Un rappel: les automobilistes peuvent quand même se rendre sur les lieux comme dans le porte-à-porte, mais ils doivent marcher le reste du chemin une fois rendus, en terme de temps de parcours, cela n'ajoute pas beaucoup de temps. Des stationnements aux commerces, ça représente peut-être une vingtaine de secondes de plus. C'est un temps additionnel très faible. Pour les piétons par contre, cette forme est de beaucoup supérieure, elle permet de sauver plusieurs minutes de déplacement et offre un milieu beaucoup plus agréable et sécuritaire. Donc, au total, les inconvénients pour les automobilistes sont faibles, les avantages pour les piétons sont très grands, donc cette forme est de beaucoup supérieure à la forme du porte-à-porte en moyenne. Il suffit d'implanter cette rue commerciale dans un milieu densément peuplé, et l'on est en business comme on dit, beaucoup de gens pourront se rendre sur place à pied et n'auront pas besoin de stationnement.

Notons également un grand avantage de cette forme urbaine: la rue reste un milieu de vie. Les automobilistes arrivent à voiture mais doivent rejoindre le trottoir et ils peuvent donc participer au milieu public 

Certains pourraient être sceptiques, est-ce que je fabule? Est-ce que ce genre d'arrangement existe et fonctionne quelque part sur cette terre?

Et bien, c'est en fait la norme dans les petites villes européennes, qui ont refusé de raser leurs anciens centre-ville pour laisser de la place aux voitures.

Voici un exemple en Grande-Bretagne:
Dans ce cas-ci, la rue commerciale est en fait piétonne, fermée aux voitures.

Voici un cas en France, à Chauvigny, une ville de 6 000 habitants dans un canton de 12 000 habitants
La ville est dans un milieu rural, donc la voiture est très fortement utilisée, et les gens du canton doivent venir "en ville" pour leurs achats assez fréquemment. Mais une fois rendus en ville, ils font le reste à pied et participent à la vie publique de la ville.

Finalement, un exemple près de chez nous à Saint-Lambert, ce qui est appelé le "village urbain".
Ici, les stationnements sont principalement situés en arrière des bâtiments et sont partagés par tous les bâtiments.

À noter que je dis "commerce" pour simplifier, ça peut être des services, des restaurants, même des bureaux.

Les transports en commun quartier-à-quartier

Les transports en commun rapides sont souvent déjà conçus pour des déplacements quartier-à-quartier. Pour être rapides et avoir une bonne capacité, il faut distancer les arrêts, donc les métros, tramways et trains s'arrêtent rarement directement devant la destination voulue et/ou devant notre résidence. Ils servent plutôt à mener les piétons d'un quartier à l'autre, vous marchiez sur la rue Saint-Catherine, vous prenez un raccourci souterrain et vous réapparaissez à Verdun où vous continuez votre déplacement à pied.

Un exemple de quartier bâti autour du transport en commun "quartier-à-quartier" sont les banlieues de Tokyo. Les stations de train forment le coeur des quartiers, et il y a des autobus qui sont relativement peu utilisés. Les Japonais ne voient pas de problème à marcher 5 ou 10 minutes pour atteindre la station de train, train qui prendra 20-30 minutes pour se rendre dans le quartier de leur destination, où il leur faudra encore marcher 5-10 minutes pour atteindre celle-ci. En fin de compte, la marche peut durer aussi longtemps que le trajet en train. Mais si le milieu est favorable à la marche plutôt qu'hostile, ce n'est pas un problème.

Conclusion

Au niveau de l'urbanisme, la conception "quartier-à-quartier" est de loin supérieure. Elle est plus équitable pour tous les modes de déplacement, autant les automobilistes que les piétons, les cyclistes et les usagers du transport en commun. Malheureusement, pendant des décennies, nous avons construit les villes dans une conception "porte-à-porte", une conception qui pénalise outrageusement les piétons afin de sauver quelques secondes aux automobilistes, qui impose l'étalement sans fin des secteurs commerciaux, résidentiels et de services, tout en détruisant les lieux publics.

Il faut remettre nos priorités à la bonne place et favoriser la réhabilitation de nos villes dans une vision "quartier-à-quartier" des transports inspirée des villes européennes et asiatiques.