mardi 2 septembre 2014

Filtration ou gentrification?

À peu près tout le monde a entendu parler de gentrification: le phénomène où un quartier qui était de classe moyenne ou pauvre vit l'arrivée de nouveaux venus plus riches, ce qui change le caractère démographique et socio-économique de l'endroit. C'est un phénomène associé à la hausse du prix des logements et des loyers. Toutefois, il est important de noter que les riches ne se contenteront pas des logements des pauvres, ils veulent des logements de meilleure qualité, plus grands et avec un plus grand confort. Bien qu'on pointe souvent du doigt les tours à condo quand on parle de gentrification, le processus peut se produire également dans zones à basse densité qui deviennent désirables avec le temps. Dans des quartiers de maisons unifamiliales, on parle de "maisons monstres" quand la gentrification s'exprime par le remplacement de vieilles maisons par des maisons beaucoup plus grandes, étant aussi grandes que le permet le zonage.
À Vancouver, vieilles maisons à droite, maisons monstres à gauche
Également, plusieurs associent la destruction et le remplacement de bâtiments avec la gentrification (les tours de grande taille ont un fort effet psychologique), mais la gentrification dans la plupart des cas s'expriment de manière bien différente, avec des rénovations en profondeur des bâtiments existants afin de les améliorer et de les rendre acceptables pour les gens plus riches, ou en fusionnant des appartements (par exemple, la conversion de vieux duplexes en "cottages"), en ajoutant des additions aux bâtiments ou en creusant des sous-sol, etc... En fait, la gentrification peut très bien survenir sans que cela ne soit visible de l'extérieur, certaines rénovations sont tellement poussées qu'essentiellement la seule partie qui reste est la façade. C'est ainsi que les logements abordables deviennent des logements de luxe.

Mais il y a un autre phénomène dont l'on parle moins, celui où des logements de luxe ou de classe moyenne se détériore et deviennent moins attrayants avec le temps, leur valeur diminue alors et permet à des gens de statut socio-économique inférieur à celui des premiers résidents de se payer ces logements. C'est ce qu'on appelle en anglais le "filtering", la filtration.

C'est un concept surprenant pour plusieurs, car nous sommes habitués d'entendre parler de l'inverse. Et pourtant, nous avons des cas probants de ce phénomène. Par exemple, au Japon, les maisons et condos tendent à perdre de la valeur, et non à en gagner avec le temps, ainsi même au coeur de Tokyo on peut trouver des condos (ou "mansion" comme le disent les Japonais) de 70 mètres carrés datant de 1969 et construit au-dessus d'une station de métro, le tout pour moins de 230 000$ (alors que les condos similaires plus récents dans le coin valent au moins 550 000$). Aux États-Unis, dans les villes étalées, on peut souvent voir des maisons datant du début du 20ième siècle se vendre pour une bouchée de pain comme à Kansas City, Missouri.

Pourquoi certains endroits vivent de la gentrification alors que d'autres endroits observent un phénomène de filtration? Comment peut-on amorcer la filtration pour assurer que les logements urbains restent abordables?

Parlons de voitures...

Une bonne analogie pour comprendre la dynamique de ces deux phénomènes est le prix des voitures. Le marché des voitures est un exemple parfait de filtration, la nouvelle voiture vendue à 20 000$ ne vaudra peut-être que 10 000$ ou moins 5 ans après, même si elle a été bien entretenue. Dans les pays riches, les voitures usagées ont permis à des millions de personnes de se doter de voitures qu'elles n'auraient jamais pu se payer neuves. Pourquoi est-ce que la valeur des voitures diminuent alors que la valeur des maisons augmente souvent?

Certains diraient que les voitures neuves ont des garanties, pas les voitures usagées... mais pourtant, c'est également le cas des maisons, les maisons neuves sont couvertes par des garanties du constructeur.

D'autres diraient que les voitures usagées requièrent plus d'entretien, plus une voiture est vieille, plus elle a besoin d'entretien... mais c'est également vrai pour les maisons, dont les besoins en entretien augmentent avec le temps.

Alors on revient à la case départ: pourquoi est-ce que les vieilles voitures valent moins que les nouvelles, et ce même si elles sont en parfaite condition avec des garanties prolongées?

Je crois que la raison principale est simple: les vieilles voitures se doivent de concurrencer les nouvelles voitures. Les manufacturiers automobiles renouvellent sans cesse leurs modèles, et rares sont ces modèles qui ne sont pas objectivement supérieurs aux anciens. Par exemple, le moteur et la transmissions peuvent être améliorés, plus puissants et consommant moins, plus d'options peuvent être ajoutées aux voitures, le design peut être plus moderne et confortable, etc... Les manufacturiers n'ont pas vraiment le choix, leurs voitures se doivent de concurrencer non seulement les voitures des autres compagnies, mais également les anciens modèles de la même marque, disponible dans le marché des voitures usagées.

Considérant tout ça, pourquoi quiconque serait près à payer aussi cher pour une vieille voiture quand les nouvelles voitures sont tellement mieux?

Donc, la clé expliquant la perte de valeurs des voitures est que l'on ne cesse d'en construire de nouvelles et que ces nouvelles voitures deviennent de mieux en mieux. Il serait théoriquement possible de conserver les anciennes voitures ad vitam aeternam en remplaçant les pièces au fur et à mesure, même le moteur et la transmission, ou l'intérieur qui peut être refait, etc... Ainsi, on pourrait ajouter de nouvelles technologies dans les vieilles voitures, mais entre ça et acheter des voitures nouvelles avec toutes ses technologies incluses dès le départ, le consensus est que ça n'en vaut vraiment pas la peine de mettre à jour les voitures.

Mais imaginez si nous décidions soudainement que jeter des voitures est un gaspillage éhonté et d'interdire la vente de nouvelles voitures, ou de les soumettre à des quotas stricts. Tout à coup, car il deviendrait pratiquement impossible de se procurer des nouvelles voitures, on serait pris avec les vieilles voitures, dont la valeur cesserait de chuter car elles n'auraient plus à concurrencer des voitures neuves plus modernes. Dans ce contexte, si quelque chose brise dans une vieille voiture, on réparerait sans hésiter plutôt que de les jeter à la casse, et quand on voudrait de meilleures performances ou une meilleure consommation, on n'hésiterait pas à remplacer les moteurs et les transmissions. 

Et comme on ne pourrait plus construire de nouvelles voitures, la quantité totale de voiture sur le marché serait statique. Si la population et la richesses augmentent et que de plus en plus de gens aimeraient avoir des voitures, alors la valeur des voitures serait sans cesse croissante, et une part de plus en plus petite de la population pourrait se les payer.

Ceci n'est pas que théorique, un tel cas est survenu dans l'histoire. Après la Révolution Cubaine, les États-Unis ont lancé un embargo sur Cuba, incluant, bien entendu, les voitures. L'URSS peinait à satisfaire sa demande interne en voitures, alors Cuba n'a pu compenser la perte de l'accès aux voitures américaines par des voitures soviétiques, et Cuba n'avait pas non plus d'industrie automobile locale. Le résultat est que, pendant des décennies, les consommateurs ne pouvaient pas acheter de voitures neuves. Pris avec les voitures existantes, sans possibilité de s'en procurer des nouvelles, les Cubains ont développé une expertise pour réparer leurs vieux chars américains des années 50, remplaçant toutes les pièces au besoin, même mettant des moteurs de Lada quand les vieux moteurs américains rendaient l'âme. Ainsi, les vieilles voitures américaines à Cuba continuent de rouler alors que leurs soeurs ont été depuis longtemps jetées aux ordures aux États-Unis.

Donc le marché nord-américain de la voiture est un exemple classique de "filtration", le marché cubain au contraire est plus similaire à un cas de "gentrification", où les voitures maintiennent leurs valeurs, voir l'augmentent, car la rénovation des voitures est la seule manière d'avoir de meilleures voitures.

De retour au cas des logements

En général, le marché du logement en Amérique du Nord suit une logique plus près de celui du marché cubain de la voiture, du moins en ce qui a trait aux logements en milieu urbain. Le refus des communautés d'accepter le remplacement des vieux bâtiments par des nouveaux et l'obsession de maintenir les quartiers figés dans le temps en prévenant leur évolution empêche des nouveaux logements d'être construits, sauf en très petit nombre. Ce petit nombre que l'on parvient à construire ne suffit pas à satisfaire la demande pour de nouveaux logements. Donc, comme il y a peu de concurrence de la part des nouveaux logements, les gens doivent se contenter des vieux logements rénovés pour être à une qualité acceptable. Les quelques nouveaux logements qui existent auront des prix notamment plus élevés, un signe que malgré tout, la valeur des anciens logements aux yeux des consommateurs est moindre que celle des nouveaux logements qui sont généralement mieux construits, au goût du jour (malgré que plusieurs se plaignent de "condos de piètre qualité", pour avoir vu des anciens appartements et de nouveaux condos abordables, les condos récents sont de loin supérieurs en général).

Donc si on ne peut ajouter de nouveaux logements pour satisfaire la demande, la gentrification suivra. Les vieux logements sont réparés et rénovés plutôt que remplacés. Des populations croissantes et une demande élevée pour des logements urbains veulent dire que certaines personnes devront être exclues des quartiers urbains par manque de logement. Les gens plus aisés se contenteront d'acheter de vieux logements et de les rénover pour qu'ils les satisfassent.

La filtration est parfois observée parfois dans les villes qui s'étalent et qui n'ont pas frappé les murs de leur croissance, où les autoroutes dans les secteurs urbains en ont détruit les attraits, rendant l'emplacement des résidences de peu d'importance. Dans ce cas, les gens avec des moyens préféreront acheter des maisons dans les nouveaux quartiers en périphérie que dans les vieux quartiers un peu délabrés. C'est pourquoi même les villes à la démographie déclinante voient de nouvelles constructions d'habitation, alors que le stock actuel suffirait amplement à la demande.

Ainsi, la manière de mettre fin à la gentrification et de commencer le processus de filtration est de permettre la construction de beaucoup plus de nouveaux logements urbains. Ceci ne veut pas dire remplacer une maison par une maison, il faut que les nouvelles constructions soient de plus haute densité afin d'augmenter le nombre absolu de logements disponibles sur le marché. On peut soit construire en hauteur ou s'étaler à l'horizontale, ce qui n'est souvent pas possible dans les quartiers urbains.

Il faut noter que ce phénomène fait en sorte que même si on ne construit que des logements de luxe, on pourrait aider les gens plus pauvres à trouver des logements abordables. Par exemple, si on a une station de métro dans une zone de relativement basse densité et que des gens plus riches veulent y habiter, empêcher la construction de hautes tours à condos de luxe près de la station n'aidera en rien à prévenir la gentrification, au contraire, elle l'aggravera. Les riches se contenteront alors de rénover les logements abordables pour satisfaire leurs besoins, réduisant la quantité de logements abordables, alors que si on leur avait permis de s'établir dans des développements de très haute densité et de grande taille, ils n'auraient pas investi les logements de classe moyenne.

Voici une représentation visuelle de ce procédé. Tout d'abord, commençons avec un quartier stylisé avec 6 bâtiments sur 6 lots, avec des logements abordables et de classe moyenne.

Chaque bonhomme allumette représente un ménage, chaque carré représente un logement, chaque colonne de carrés empilés représente un bâtiment. Le rouge représente les ménages pauvres et les logements abordables. Le bleu représente les ménages et les logements de classe moyenne. Le vert représentera les ménages riches et les logements de luxe.

Bon, et maiuntenant disons que le quartier est devenu désirable pour les riches et que des ménages riches veulent y emménager, ceux-ci veulent des logements dont la valeur est de 350 000$ et plus.
 
Voici une manière dont leurs besoins pourraient être satisfaits. Comme les bâtiments de classe moyenne valent moins cher (car ayant moins d'unités), un de ces bâtiments est acheté pour être démoli et remplacé par une tour à condos de luxe. Un autre bâtiment de classe moyenne subira le même sort, mais pour une tour à condos de classe moyenne. Voici le résultat:
Le nombre de logements, et donc la densité, a augmenté, permettant à tous ceux voulant habiter le quartier d'y vivre. Personne n'a été expulsée.

Que se passe-t-il si un autre bâtiment de 2 unités de classe moyenne est remplacé par une tour à condos de classe moyenne? Après tout, la première tour de ce genre a été profitable, une seconde pourrait l'être aussi, attirant les quatre ménages de classe moyenne habitant encore dans des bâtiments à 2 unités chacune.
Bon, maintenant il manque de ménages de classe moyenne pour occuper le bâtiment de 2 unités restant. Or, le propriétaire ne voudra pas continuer de payer les taxes et l'entretien d'un bâtiment vacant. Alors s'il ne trouve pas d'autres ménages de classe moyenne, il baissera ses prix pour attirer des ménages moins riches. La valeur de ces logements chutera, mais pas au point d'être complètement abordables, mais assez bas pour attirer des ménages pauvres.
Ceci est la filtration. Le bâtiment de 2 unités de classe moyenne a été filtré et est devenu plus abordable. Il y a deux logements abordables vacants et deux ménages pauvres emménagent dans des logements un peu plus chers mais de meilleure qualité.


Mais que se passe-t-il si, au contraire, les "pas dans ma cour" et les militants anti-gentrification s'unissent pour interdire l'augmentation de la densité et de bloquer la construction de bâtiments plus élevés en utilisant le zonage? Alors on ne peut pas construire de tours à condos de luxe. Est-ce que les riches vont quitter le quartier, la queue entre les deux jambes? Bien sûr que non. Soit eux, soit des promoteurs flairant la bonne affaire, vont acheter des bâtiments de classe moyenne et les rénover pour les transformer en bâtiments de luxe. Les ménages de classe moyenne ayant perdu leurs logements se rabattront sur les logements abordables, eux à leur tour les rénovant pour les améliorer. Et que feront les ménages pauvres ayant perdu leurs logements abordables? Et bien, ils seront chassés du quartier, point à la ligne, c'est la gentrification.

Conclusion

Ce qui détermine si la gentrification ou la filtration se produira est la quantité de nouveaux logements pouvant être construits. Quand suffisamment de logements peuvent être construits pour satisfaire la nouvelle demande, ceci libérera les logements plus vieux et permettra à leur valeur de décliner, devenant plus abordable. La seule manière de permettre aux vieux logements d'être filtrés est de s'assurer qu'ils doivent concurrencer des nouveaux logements, comme les voitures usagées doivent concurrencer les nouvelles voitures.

Limiter la densité pour préserver le "caractère" du quartier mène donc directement à la gentrification si le quartier est attrayant et attirant une demande que le stock actuel de logements n'est pas capable d'assouvir.