mercredi 30 octobre 2013

Densifier: pourquoi faire? où? et comment?

Le mot "densification" revient souvent en urbanisme dans le contexte nord-américain. Tous les experts et la majorité des politiciens sont d'accord sur la nécessité de densifier les villes. Malgré tout, plusieurs personnes ont un mouvement de recul quand on parle de densification. Ils voient souvent ça comme une attaque envers leur quartier ou leur choix de maison, voir leur style de vie.

Pourquoi densifier?

Densifier, comme son nom l'indique, implique d'augmenter le nombre de résidents et d'emplois pour une même surface (souvent ramené à la population par hectare ou par kilomètre carré). Bien entendu, on ne veut pas densifier juste pour le plaisir de faire vivre le monde entassé comme des sardines. La densité n'est qu'un moyen, pas une fin. La densité est une condition sine qua non à la création de communautés où la voiture est facultative pour les déplacements, et non obligatoire.

Tout d'abord, la densité permet plus de mixité avec commerces et services. Les commerces ont besoin d'un certain bassin de population afin de prospérer, or si ce bassin essentiel ne se trouve pas à distance de marche, alors le commerce devra attirer les clients en voiture, ce qui nécessitera plus de stationnements et des rues plus grandes, donc rendra la marche plus difficile, ce qui augmentera le nombre de clients venant en voiture. Si on considère que 10 minutes est le temps maximum de parcours à pied pour atteindre un commerce que les gens toléreront, alors ça veut dire que tous ceux dans une aire d'environ 1,3 kilomètres carrés (dans un rayon de 800 mètres) forment le bassin de clients à pied d'un commerce. Cette aire n'est pas un cercle, mais un carré, pourquoi pas un cercle? À cause des rues.
Cercle d'un rayon de 800 mètres autour d'un commerce, mais du point vert au point rouge, en suivant les rues, la distance est de 1060 mètres
Comme les gens doivent suivre les rues, même s'ils sont à distance de vol d'oiseau de 800 mètres, ils peuvent être situés plus loin que ça en distance à pied.
Véritable aire marchable en considérant le dédale de rues
Dans une banlieue typique avec une population de 3 000 personnes par kilomètre carré, ça représente 4 000 personnes environ, ce qui n'est que suffisant pour certains commerces de proximité. Mais en ville, dans un endroit comme le Plateau par exemple où il y a 20 000 personnes par kilomètre carré dans les coins résidentiels, le commerce rejoint 26 000 personnes à pied, assez pour permettre même à certains magasins spécialisés de survivre. Cette estimation est grossière, le dédale des rues peut réduire le potentiel de clients à pied, surtout en banlieue où il est fréquent d'imposer des détours importants aux piétons. De plus, plusieurs commerces sont situés dans des zones commerciales sans résident à moins de 100 ou 200 mètres.

La mixité peut donc éviter des déplacements en voiture, donc réduire la pollution et la consommation énergétique, tout en favorisant l'exercice et en favorisant l'établissement d'une communauté en permettant les rencontres fortuites.

La densité rend aussi viable les transports en commun. Il a été déterminé qu'il faut environ 35 unités d'habitation à proximité d'une ligne de transport en commun pour que celle-ci puisse avoir un service adéquat (une fréquence acceptable), en-dessous de ça, le transport en commun est hautement déficitaire, et donc le service sera mauvais (peu fréquent) pour réduire les pertes.

Même si on met de côté ces avantages, la densité permet d'éviter de détruire les milieux naturels sur une trop grande distance. Dans une région de 1 million d'habitants avec une densité dans les quartiers résidentiels de 3 000 par km carré, il faut 333 kilomètres carrés pour loger tout ce monde. Avec une densité de 10 000 par km carré, il en faut seulement 100, les 233 en supplément peuvent donc être conservés pour d'autres usages: agriculture, parcs nationaux, etc... Cela limite également les coûts d'infrastructure, pas besoin d'autant de conduites ou de routes si la population est plus dense.

Les pratiques actuelles


Trop souvent qaund on parle de densité, on est dans une logique stupidement binaire. Quand on parle haute densité dans les développements récents, on parle de ça:
Des condos, sur 3 à 6 étages, voir plus. Oui, c'est de la haute densité, relativement parlant, de 30 à 60 habitations par hectare en général. Mais le problème, c'est que les condos, ce n'est pas pour tout le monde, les familles particulièrement ne les aiment pas. Il faut vivre avec le syndic du condo, il n'y a pas de porte donnant sur l'extérieur pour la famille, les murs mitoyens entre les appartements peuvent laisser les bruits et les vibrations passer, le terrain est partagé, on ne peut pas faire ce qu'on veut avec, vivre en hauteur n'est pas plaisant pour plusieurs, etc, etc...

Alors on dit qu'il faut plutôt des unifamiliales, mais dès qu'on construit des maisons unifamiliales détachées, on balance tout concept de densité par la fenêtre. On fait presque exclusivement ça:
Des unifamiliales sur des gros terrains avec une grosse pelouse en avant, souvent sur un seul étage (l'image montre des maisons à deux étages, mais ce sont des maisons cossues). La densité de ces constructions? De 8 à 15 unités par hectare. Bien en-deçà de ce qu'il faut pour supporter les transports en commun ou les commerces de proximité.

Entre les deux, nous ne construisons pratiquement rien. C'est soit l'un ou soit l'autre...

Pire encore, même quand on construit dense, souvent on fait de la mauvaise densité. Qu'est-ce que la mauvaise densité? Il s'agit de développements denses situés en périphérie de tout, loin des services de proximité et difficile à desservir en transport en commun. Les bâtiments sont isolés les uns des autres plutôt que de former un tissu urbain (des tours dans des parcs ou dans des stationnements) Du coup, même si c'est dense, cette densité est gaspillée, car les distances imposent quand même l'usage de la voiture aux résidents.

Voici un exemple à Boucherville, des condos situés près d'un champ agricole en bordure de la ville.

La densité est d'environ 36 unités par hectare. Voyez comme les condos sont isolés du reste des secteurs résidentiels au nord? Bon, ils sont à proximité d'un "power center" près d'un échangeur d'autoroute, mais il est difficile d'accès à pied en grande majorité à cause des rues larges, des énormes stationnements et du manque d'infrastructure pour piétons.

Un autre exemple, celui-ci à Candiac:
Il s'agit de condos de style "maisons de ville" avec stationnement souterrain. Pas pire si on les regarde séparément, 50 unités par hectare en fait. Toutefois, ils sont collés contre une autoroute, à plus de 30 minutes de marche de l'épicerie la plus proche. Il y a bien une gare de trains de banlieue, mais celle-ci est à 45 minutes à pied, et à 30 minutes en autobus, parce que le trajet de l'autobus est cinglé, maximisant la couverture au prix de la vitesse (et donc de l'utilité).

Comment densifier?

Bon, les développements actuels sont mal foutus. Est-il possible de faire mieux? Oui, bien sûr.

Tout d'abord, il y a un blocage psychologique à confronter, soit l'idée que l'unifamiliale détachée doit obligatoirement être à basse densité. Ce n'est pas vrai.

Pensez au Japon. On parle de la densité des villes Japonaises, et souvent on pense à ceci:
Sauf que ces gratte-ciel (à côté de la station Tokyo) sont des tours à bureaux, pas des lieux de résidence. Oui, les Japonais ont des tours à condos, mais la majorité de la population japonaise n'y vit pas, la majorité vit dans des maisons unifamiliales... comme celles-ci:
Ceci est une image tirée d'une banlieue de Sapporo. Pourquoi Sapporo et pas Tokyo? Parce que Sapporo est une ville froide comme Montréal, où il tombe presque 600 cm de neige par année. C'est plus comparable que Tokyo où les chutes de neige sont rares. La densité de ce quartier de maisons unifamiliales est de... 45 unités par hectare. Oui, presque autant que la densité des condos en rangée à Candiac et plus que les tours à condos de Boucherville! Comment font-ils?
  • Terrains beaucoup plus petits
  • Rues étroites (les rues résidentielles japonaises dont j'ai parlé plus tôt)
  • Peu de stationnement
Mais pas besoin d'aller jusqu'au Japon, voyez plutôt ce quartier de York à Toronto:

La densité ici atteint 25-35 unités par hectare, tout en conservant des pelouses avant et des cours arrières significatives, même des garages en utilisant une allée arrière. Le truc ici, c'est:
  • Avoir des maisons étroites mais profondes plutôt que larges et peu profondes
  • Rapprocher les maisons l'une de l'autre, rétrécissant les terrains
Vancouver fait quelque chose de similaire, mais avec une densité légèrement inférieure.

Il est donc possible de tripler, voir de quadrupler la densité des quartiers unifamiliaux au Québec. Ce qui nous en empêche est psychologique... et légal. Les règlements de zonage interdisent souvent de faire des quartiers plus denses, en imposant des distances minimales entre les bâtiments et entre les bâtiments et la rue, ainsi que des dimension minimales de terrain et des restrictions sur la hauteur des bâtiments ainsi que sur leur type (unifamilial vs multifamilial). Mais si nous faisons tomber ces règlements et que nous permettons le morcellement des terrains, nous pouvons densifier bout par bout les quartiers existants dans les banlieues rapprochées. À mesure que les bungalows viennent en vente, on peut permettre aux promoteurs de les acheter, de les raser et de construire plus densément.

Prenons un cas commun dans les banlieues québécoises, le noir est la rue, le blanc est le trottoir, le vert est le terrain, le rouge est les maisons et le brun foncé le stationnement:
Les terrains d'unifamiliale au Québec sont en général profond de 30 mètres ou plus. Les maisons sont souvent larges, de 12 à 15 mètres, mais relativement peu profondes, soit de 8 à 10 mètres. Les bâtiments sont à 1 étage avec sous-sol, qui n'est souvent pas fini et donc pas vraiment habitable. Au total, on parle d'une superficie moyenne d'environ 120-130 mètres carrés. La densité tourne autour de 10 unités par hectare.

En remplaçant des maisons et en construisant plus profond, on peut faire des gains sensibles en terme de densité, de deux à trois fois, en conservant des maisons de taille similaire et en conservant le même nombre de stationnements.

Dans le cas en haut, la maison est maintenant en profondeur plutôt qu'en largeur, mais sa superficie reste de 120 mètres carrés, la même chose que les maisons conventionnelles, et avec le même nombre de stationnements, juste avec un terrain plus petit. Dans le cas en bas, ce sont des maisons en rangée d'une superficie de 100 mètres carrés, un peu plus petit, mais elles peuvent être plus grandes en construisant un deuxième étage. Le stationnement en commun fait en sorte qu'il s'agirait probablement d'un condo.

En utilisant des garages pour le cas en haut, ce qui réduit l'espace intérieur, on peut tripler la densité.
Et tout ceci peut être réalisé pièce par pièce, maison par maison, soit une densification graduelle de quartiers existants. Acheter la maison et la détruire pour reconstruire serait dispendieux, mais en construisant deux ou trois logements (voir plus avec des duplexes et triplexes) sur le terrain, le coût peut être absorbé par plusieurs logements et donc le prix des maisons peut rester abordable pour les acheteurs potentiels.

Si on veut être plus ambitieux, on peut tenter de copier le modèle japonais. Comment? En construisant une rue résidentielle japonaise (5-6 mètres de large) là où les terrains actuels se joignent. Ça nécessite un peu d'expropriation, ce qui est le gros problème de cette solution, mais elle reste possible à long terme. En construisant cette rue, on peut scinder les terrains en deux horizontalement (selon mes schémas), ce qui permet de construire deux maisons identiques sur le même terrain qui n'en avait qu'une auparavant, mais en perdant du terrain (il est alors préférable d'approcher les maisons du bord de la route, pour conserver la cour arrière plutôt que la cour avant).
Voici de quoi ça aurait l'air, en construisant la rue en arrière des propriétés. Les terrains seraient scindés en deux selon les pointillés. On n'obligerait pas le monde à vendre leur maison, mais ils pourraient le faire s'ils le veulent, ou même vendre leur cour arrière pour permettre à d'autres de construire des maisons dans celles-ci, mais ces maisons devraient être petites par obligation, environ 8 mètres par 8 mètres, autour de 55 à 65 mètres carrés il faudrait deux étages pour compenser (c'est environ les dimensions des maisons japonaises soit dit en passant). La densité serait majorée de 150% environ. Ceci suppose qu'on conserve des stationnements larges même pour les petites maisons, en réduisant les stationnements, on pourrait tripler la densité tout en conservant les maisons actuelles (simplement amputées de leurs cours arrières).

Vendre une partie du terrain pourrait rapporter 30 000 à 50 000$ pour les propriétaires. C'est quand même tout un incitatif. Et les maisons ainsi bâties pourraient se vendre au prix de condos actuels.

Alternativement, on pourrait détruire et remplacer les maisons et construire plus dense. Ça donnerait le triple de la densité même en conservant les larges stationnements actuels et en conservant des maisons de 8 m par 10 m, soit 80 mètres carrés, ce qui serait suffisant en compensant par un deuxième étage:
En réduisant les stationnements et en rapetissant les maisons, il serait possible d'obtenir le quadruple de la densité et d'approcher la densité des quartiers résidentiels japonais. Tout ceci en ne construisant QUE de l'unifamilial. On pourrait faire mieux en ajoutant quelques condos ou blocs appartement, et permettre la construction de bâtiments mixtes, commercial au premier étage et résidentiel ou des bureaux aux étages supérieurs. En faisant ainsi, on peut réhabiliter les banlieues qui imposent l'usage de la voiture en des quartiers principalement unifamiliaux mais mixtes et propices à la marche et aux transports en commun. Pour compenser la perte des cours des maisons, on pourrait mettre de côté quelques espaces pour la construction de parcs.

On ne parle pas de forcer qui que ce soit ici, ceux qui veulent le faire peuvent le faire, ceux qui ne le veulent pas peuvent conserver leur maison et leur terrain tel quel. L'important est de donner un choix, de se débarrasser des règles qui interdisent la densification et de changer notre manière d'aborder la densification.

De plus, autre point à souligner il n'est pas question ici d'interdire les bungalows et les larges terrains. L'idée est de densifier en créant une catégorie de résidence entre le bungalow et le condo, pour ceux qui ne tiennent pas à avoir de très gros terrains ou qui veulent une résidence plus abordable (sans avoir à s'exiler en banlieue éloignée), mais qui tiennent à avoir un pied à terre plutôt que d'habiter dans des tours à condos, à avoir quelque chose bien à eux et un petit terrain pour un jardin ou pour décorer pour Noël et Halloween.

Il est important d'y penser maintenant. Les babyboomers ne sont pas éternels et quand ils quitteront leurs maisons ou mourront en très grand nombre dans 15-20 ans, un très grand nombre de maisons unifamiliales en banlieue rapprochée iront sur le marché en même temps, accordant autant d'opportunités pour la densification graduelle de ces quartiers et leur urbanisation. Mais il faut que les règlements changent maintenant, avant que la vague se produise.

Construire densément en périphérie des villes elles-mêmes en périphérie de la région métropolitaine est une erreur. La périphérie n'est pas l'endroit pour la densité à moins d'être à proximité d'une gare de transport en commun rapide et fréquent (le sujet pour un autre jour).

samedi 26 octobre 2013

Le Québec manque-t-il de densité pour supporter les transports en commun?

À chaque fois que quelqu'un nous compare avec l'Europe ou l'Asie au niveau du manque de transport en commun, notamment le manque de réseau de trains régionaux viable, on ne cesse de sortir la même excuse pour justifier d'ignorer ces exemples:

"Le Québec est très grand et nous avons trop peu de monde comparé à la France/Japon/Allemagne/Corée/etc.... donc la comparaison est inutile."

Mais est-ce que c'est vraiment une excuse valable? Le territoire du Québec est certes très grand, et la population est relativement faible pour le territoire. Nous avons quatre fois la superficie de la France et seulement 13% de sa population, donc une densité totale pratiquement 30 fois moins grande. Cette comparaison toutefois ne veut carrément rien dire. Pourquoi? Parce que la population du Québec est concentrée dans la vallée du Saint-Laurent. On n'a pas besoin de créer des lignes de chemin de fer ou des métros pour couvrir le nord du Québec, presque complètement inhabité.

D'ailleurs, la même chose est vraie mais dans l'autre sens pour l'Europe et l'Asie. Oui, elles ont des grandes métropoles, mais elles ont également des provinces relativement peu habitées, pourtant même ces provinces ont de bien meilleurs services de transport en commun que nous. Par exemple, saviez-vous que Montréal a plus de population que toutes les villes françaises à l'exception de Paris? Même la seconde ville en importance en France, Lyon (population de l'aire urbaine) a environ la moitié de la population de Montréal.

Je connais mieux le Japon, c'est le pays qui m'a fait réaliser les carences en transport en commun et la merveille d'un réseau de chemin de fer performant et étendu. Oui, Tokyo est excessivement peuplé, mais le Japon ne se limite pas à Tokyo. Je vous présente: Hokkaidô 北海道, l'île la plus au nord de l'archipel principal japonais.
Quelques caractéristiques d'Hokkaidô:
  • Population: 5,5 millions d'habitant
  •  Superficie: 83 000 km carrés
  • Ville principale: Sapporo (oui, comme la bière)
    • 1,9 millions d'habitants
    • Plusieurs lignes de métros, seules lignes de métros de la région
    • Une ligne de tramway
  • Deuxième ville d'importance: Asahikawa
    • 350 000 habitants
  • Climat froid avec d'importantes chutes de neige
    • 595 cm de neige par année à Sapporo
    • 756 cm de neige par année à Asahikawa
Comparons maintenant avec le Québec

  • Population: 8,0 millions d'habitant 
  • Superficie: 1 365 000 km carrés
  • Ville principale: Montréal
    • 1,6 millions d'habitants (près de 4 millions dans la région métropolitaine)
    • 4 lignes de métros, seules lignes de métros de la région
  • Deuxième ville d'importance: Québec
    • 516 000 habitants (765 000 dans la région)
  • Climat froid avec d'importantes chutes de neige
    • 226 cm de neige par année à Montréal
    • 316 cm de neige par année à Québec

Plusieurs similarités, sauf la superficie on dirait. Et Hokkaidô possède un bon réseau de chemins de fer:

Toutes ses lignes ont plusieurs départs par jour, mêmes celles allant aux extrémités est et nord. Comparons avec le réseau de VIA rail au Québec:
De ces lignes, seule la ligne Montréal-Québec a plusieurs départs par jour, 5 en fait. Pire, les autres lignes ont moins qu'un départ par jour, on parle de 2 ou 3 départs par SEMAINE. Pourtant le Québec a une population plus importante, des villes de même envergure voir plus grande qu'Hokkaidô.

"Ah, mais le Québec est plus grand, beaucoup plus grand!" diront certains...

...êtes-vous sûr?

Voici la superposition d'Hokkaidô sur la carte du Québec.
La population du Québec comprise dans cette zone verte est d'environ 7 millions, soit plus de 80% de la population du Québec. En fait, en inversant le crochet au sud-ouest et en déplaçant la "bosse" au nord pour couvrir Gatineau et Saguenay, on obtiendrait plus de 90% de la population du Québec, habitant dans un territoire de la superficie d'Hokkaidô.

"Oui... mais je suis sûr que les trains sont subventionnés par le reste du Japon à Hokkaidô" diront certains...

... ce qui est faux. Le réseau de chemin de fer japonais a été privatisé en entités régionales. Le réseau de chemin de fer d'Hokkaidô est indépendant du reste du Japon, et il est profitable. Il n'est même pas subventionné.

Nous voilà donc devant une comparaison intéressante:
  • Superficie habitée similaire
  • Population supérieure pour le Québec
  • Climat similaire, encore plus de neige à Hokkaidô
  • Niveau de vie similaire
  • L'un a un réseau de chemin de fer bien développé et performant...
  • ...l'autre est parcouru par pleins d'autoroutes et impose l'usage de la voiture pour aller où que ce soit

Donc, rien ne nous empêche d'avoir un réseau similaire. Le blocage est purement psychologique, et le résultat de politiques d'urbanisme imbéciles.

dimanche 20 octobre 2013

Transport en commun: bunching et mythes sur les SRB

Un lobby s'organise en Amérique du Nord pour dérailler les projets de tramways et de métros en proposant l'alternative du SRB, service rapide par bus (aussi appelé BHNS, Bus à Haut Niveau de Service). J'en ai déjà parlé un peu, mais rappelons les bases:

Un SRB cherche à copier le fonctionnement des transports par rails, c'est-à-dire:
1- Des arrêts plus distancés, souvent à des stations plutôt que sur la rue.
2- Des voies réservées aux autobus, préférablement physiquement séparées des voies pour les voitures.
3- De la priorité aux feux de circulation.
4- Pré-paiement aux arrêts pour accélérer l'embarquement et le débarquement des passagers et donc le temps à l'arrêt.

Les promoteurs des SRB prétendent que ceci suffit à rendre inutile les tramways, ils prétendent que les SRB ont une capacité égale ou supérieure aux tramways. Mais regarder les éléments précédents qui définissent un SRB, aucun de ces éléments n'augmente en lui-même la capacité d'une ligne d'autobus. Ils augmentent la vitesse et la fiabilité du service, et non sa capacité.

La capacité d'une ligne de transport en commun est tributaire de deux choses exclusivement:
1- La fréquence des passages
2- La capacité de chaque véhicule

Si on a des véhicules avec une capacité de 60 places (un autobus ordinaire) passant à chaque 3 minutes, comme il y a 20 véhicules par heure qui passent, la capacité de cette ligne est de 1 200 passagers par heure par direction. Que les autobus circulent à une vitesse moyenne de 20 km/h (SRB) ou à une vitesse moyenne de 8 km/h (ligne ordinaire), cela ne fait aucune différence pour la capacité (pour la qualité du service par contre, oui).

Convertir une ligne ordinaire en SRB n'augmente donc pas sa capacité par magie. Le SRB permet par contre certaines modifications qui peuvent augmenter la capacité.

La première modification est la plus simple, mais la plus limitée: l'augmentation de la fréquence. Comme la vitesse de la ligne est améliorée, on peut augmenter la fréquence sans avoir à acheter de nouveaux véhicules. Si une ligne fait 10 km aller retour, à 20 km/h en moyenne, un autobus peut faire le circuit deux fois par heure, à 5 km/h en moyenne, un autobus ne fera que la moitié du circuit dans l'heure. Toutefois, il est difficile de diminuer la fréquence en-deçà de 2 minutes, en-dessous de ce seuil, on voit le phénomène de "bunching" se produire.

Le "bunching", c'est un phénomène se produisant dans une ligne d'autobus quand la fréquence est très élevée. Comme il est impossible de prédire à la seconde près le parcours (même dans un SRB), il est inévitable que certains autobus prennent du retard, et la marge est faible entre les autobus. Ce qui complique encore plus le phénomène est que, comme l'écart entre l'autobus prenant du retard et l'autre en face est plus élevé que la moyenne, il est probable que l'autobus en retard ait plus de personnes embarquant à chaque arrêt (s'il arrive 5 personnes par minute à un arrêt, à 2 minutes d'intervalle, il y aura en moyenne 10 personnes à l'arrêt, à 3 minutes d'intervalle, il y aura en moyenne 15 personnes à l'arrêt). Même avec le pré-paiement et l'embarquement par toutes les portes, le temps à l'arrêt reste proportionnel au nombre de personnes embarquant et débarquant. Donc le retard de l'autobus augmentera sans cesse. En même temps, l'autobus suivant aura moins de monde à chaque arrêt, car l'autobus précédent est passé trop récemment. Il prendra de l'avance sur son horaire et rattrapera le premier.

Le résultat est la formation d'une sorte de convoi, mais le premier autobus sera bondé de monde, le second étant presque vide. Et à la longue, l'autobus en retard peut même retarder l'autobus en arrière. Pour éviter ce problème, il faut éviter de faire circuler des véhicules d'une même ligne trop fréquemment, ce qui limite la fréquence.

Comme la fréquence est limitée à environ 2 minutes pour éviter les interférences du "bunching", on est réduit à améliorer la capacité de chaque véhicule pour  améliorer la capacité de la ligne. On peut le faire avec des autobus, il y a des autobus ordinaires (60 places), des autobus articulés (130 places) et même bi-articulés (200 places). Plus l'autobus est long, plus il lui est difficile de négocier les virages et la circulation sur des voies partagées, c'est pourquoi en général une ligne ordinaire se limite aux autobus articulés, les bi-articulés sont trop massifs. Avec les voies réservées généralement en ligne droite, avec peu de virage, les SRB permettent d'utiliser des autobus plus longs que les autobus ordinaires. Mais pour ce faire, on ne peut pas se contenter des autobus actuellement en fonction, il faut acheter des autobus faits sur mesure, avec plus de portes (pour accélérer l'embarquement et débarquement), ce qui doit être inclus dans le coût du SRB.

Néanmoins, l'avantage ici va aux transports par rails. Les métros peuvent avoir 10 à 12 wagons, chacun aussi gros qu'un autobus articulé. Les tramways doivent circuler sur les rues, donc ils sont plus limités, mais ils peuvent quand même utiliser le même principe. Certaines lignes françaises font circuler des trains composés de deux tramways, chacun aussi gros qu'un autobus bi-articulé, pour le double de leur capacité. Les SRB peuvent essayer de copier le tout avec des convois d'autobus, envoyant deux autobus à la fois, bref un "bunching" voulu. Ce n'est pas la même chose et ça ralentit le service.

Donc les SRB ne peuvent pas vraiment compétitionner avec les tramways et métros, pas avec une seule ligne d'autobus. Sans changer les autobus, un SRB ne possède pas une capacité significativement supérieure à une ligne d'autobus ordinaire.

Le dernier ressort du SRB pour augmenter la capacité, c'est la superposition de plusieurs lignes d'autobus, plus précisément en utilisant des lignes express. Pour faire ça, il faut au moins des voies de dépassement aux arrêts, pour que les autobus express qui ne s'arrêtent pas à l'arrêt en question puissent contourner ceux qui le font. Ceci peut augmenter significativement la capacité, mais cette augmentation est largement trompeuse.

Tout d'abord, voici le diagramme usuel du service d'une ligne d'autobus locale ou d'un tramway:
Chaque bloc bleu est un arrêt/station. Les véhicules vont d'une station à l'autre, s'immobilise, puis repartent vers l'autre.

Voici comment fonctionne un SRB à haute capacité (comme celui à Bogotá):
Pour le diagramme, j'ai mis deux voies sur toute la longueur, mais la deuxième voie peut n'être qu'aux arrêts. Sur celui-ci les lignes express sont en orange, les lignes locales en vert. À l'endroit où locales et express s'arrêtent, il faut une station beaucoup plus grosse pour accommoder les deux autobus. Les lignes express dans la voie de dépassement peuvent se suivre beaucoup plus près que les autobus locaux, car plusieurs lignes express s'arrêtant à différents endroits peuvent passer en même temps. Notez par contre que plusieurs stations ne sont desservies que par la ligne locale, qui a une capacité bien inférieure à la somme des lignes locales et express.
Dans ce diagramme, la station ici présente n'a accès qu'à une ligne avec une capacité de 10 000 passagers par heure, même si le corridor au complet transporte 30 000 passagers par heure.

Cette manière de faire a de nombreux problèmes. Tout d'abord, le nombre d'autobus passant aux arrêts fait en sorte que la vitesse du service diminue avec l'augmentation du nombre de véhicules. Je suis tombé sur un document avec une courbe montrant la relation de vitesse avec le débit de véhicules sur le Transmilenio à Bogotá. Malheureusement, je ne le retrouve pas, mais de mémoire, la vitesse moyenne était de 25 km/h quand il y avait peu d'autobus, mais la vitesse diminue sur une pente parabolique, d'abord lentement puis rapidement. À 150 véhicules par heure, la vitesse moyenne passait à environ 10 km/h (à 200 passager entassés comme des sardines par autobus, ça donne une capacité de 30 000 passagers par heure). Les lignes express sont plus rapides, mais les lignes locales rampent dans ce cas là, alors que les métros peuvent maintenir une vitesse entre 30-40 km/h même en pointe avec une capacité supérieure à 30 000 passagers par heure. Une ligne de tramway peut accommoder jusqu'à 15 000 passagers par heure tout en maintenant une vitesse moyenne d'environ 20 km/h.

Ensuite, ce système, adoré par les planificateurs de transport en commun pour sa "flexibilité", est excessivement compliqué pour les usagers. Prend le mauvais autobus express, et tu te ramasses dieu sait où. C'est loin de la simplicité d'une ligne de tramways ou de métros. Si tu t'entêtes à utiliser la ligne locale, celle-ci sera ralentie par les lignes express et probablement surchargées, les lignes express étant rarement aussi utilisées que les lignes locales. En plus, même s'il y a un autobus à chaque 30 secondes qui arrive à l'arrêt (local et express), si tu veux prendre un express particulier, celui-ci pourrait arriver une fois par 4 ou 5 minutes plutôt, voir moins en période hors pointe. La fréquence utile est donc beaucoup plus faible que la fréquence totale comptant tous les autobus.

Troisièment, comme la capacité à la majorité des arrêts est inférieure à celle en transit, le potentiel de développement est beaucoup réduit autour de ces arrêts. C'est une des raisons pour laquelle les métros et tramways sont meilleures pour les TOD que les SRB.

Finalement, pour ce fonctionnement, il faut une très large emprise. Il faut une voie pour les autobus s'arrêtant et une voie de dépassement, dans chaque direction. Même dans le meilleur des cas, soit des voies de dépassement décalées seulement aux stations, l'emprise requise fait facilement 15 mètres, contre 10 mètres pour un tramway. Le Transmilenio fait quant à lui plus de 20 mètres de largeur, l'équivalent d'un boulevard à trois voies par direction. Le résultat est une véritable autoroute à autobus qui est très difficile à intégrer à un secteur urbain dense où les rues tendent à être étroites. Les tramways peuvent se faufiler même dans des villes conçues au Moyen-Âge, les SRB de type "Transmilenio" ont besoin d'autoroute à 4 ou 5 voies par direction ou avec des terre-pleins très larges pour être aménagés. Ce genre de routes là est très rarement situé au coeur de milieux urbains, plus en périphérie, ce qui limite l'utilité du corridor du SRB, car même rendu à l'arrêt voulu, il faut continuer le trajet sur un autre autobus pour rejoindre la destination désirée.

Bref, ce qui est à retenir:

1- Les SRB à rabais augmentent la vitesse et la fiabilité des lignes d'autobus ordinaires, mais pas vraiment leur capacité.
2- Pour augmenter la capacité et égaler ou surpasser celle des lignes de tramways, il faut une largeur excessive et un rabattement de lignes express qui crée un système complexe à moins grande vitesse. Ce type de SRB, par sa largeur, n'est pas applicable dans la majorité des secteurs urbains denses, il est réservé aux villes traversées par de larges autoroutes et boulevards, ce qui est une catastrophe au niveau de l'urbanisme.