jeudi 24 juillet 2014

Sapporo: la ville américaine japonaise

OK, ça fait longtemps que je n'ai pas écrit en français, probablement parce que je rejoins plus de monde en anglais sur "urban kchoze" qu'ici, mais au moins, traduisons quelque chose.

J'ai souvent parlé du Japon et de leurs pratiques d'urbanisme. Or, une des critiques que l'on fait souvent en Amérique quand on prend exemple sur le Japon ou l'Europe est que ces comparaisons sont boiteuses car ce sont des "vieux pays" avec de très vieilles villes conçues avant la voiture, le train ou le tramway, alors que nos villes ici sont récentes. Il est vrai que le Japon était dans un état féodal presque médiéval jusqu'au milieu du 19e siècle et que plusieurs villes sont très anciennes. Ainsi, la configuration des rues des villes japonaises sont largement héritées d'ancêtres lointains, et nous avons hérité de rues et de villes différentes. Du coup, certains déclarent que toute comparaison ne veut rien dire, que nous sommes différents point à la ligne, inutile de se comparer.

Cet argument a un fond de vérité. Tokyo, par exemple, avait atteint le chiffre du million de population en 1721, avant sa réouverture à l'Occident, ce qui en faisait la plus grande ville du monde. Ceci laisse encore sa marque sur Tokyo, une ville de petites rues et de petits pâtés de maison (ou îlots urbains), surtout en comparant aux villes américaines:
Une section de Tokyo comparée aux rues et pâtés de New York

La même section comparée à Portland, pourtant reconnu pour son maillage étroit de rues
Donc même comparée aux villes américaines avec un maillage plus serré de rues, Tokyo paraît encore comme une ville pleines de petites rues. Et ces rues sont effectivement petites, on parle de 4 à 5 mètres de large en général. Ce maillage de petites rues force les automobilistes à ralentir et permettent aux piétons et cyclistes de réduire leurs distances au maximum, ce qui aide sérieusement à encourager la marche et le vélo au lieu de l'auto.

Mais aussi grande que Tokyo soit, elle n'est pas le Japon en entier. Plusieurs villes japonaises sont particulièrement récentes, surtout dans le nord de l'archipel. Sendai, la ville principale de la région de Tohoku (littéralement "Nord-Est"), a été fondé environ en même temps que Québec, soit en 1602 contre 1608 pour Québec. Mieux encore, l'île la plus au nord de l'archipel japonais, Hokkaido, n'a été colonisé qu'au milieu du 19e siècle par le peuple japonais (qui ont déplacé des populations nomades appelées les Aïnous), juste au moment où le Japon s'ouvrait au monde et procédait à une modernisation à pleine vapeur. Dans ces années, le Japon ne se gênait pas d'avoir recours aux experts occidentaux dans toutes sortes de domaine... y compris l'urbanisme. C'est ainsi que la plus grande ville d'Hokkaido, Sapporo, a été fondée en 1866, environ en même temps que les villes majeures du Texas (Dallas, Austin, Houston...), et largement selon les mêmes pratiques d'urbanisme.

Ainsi, alors que Tokyo est une ville de petites rues et de petits pâtés de maison, le squelette de Sapporo est excessivement similaire au squelette des centre-villes américains du 19e siècle, basé sur des rues en grille à intervalle régulier formant des pâtés un peu plus larges et avec des rues larges.

Sapporo comparé aux rues de Manhattan
Sapporo comparé au centre-ville de Dallas, voyez comment les rues se superposent presque parfaitement
Sapporo est donc ce que Nathan Lewis, un blogueur anglophone, qualifie de "ville hypertrophe", c'est-à-dire des villes possédant des rues beaucoup plus larges que les villes traditionnelles, même si la voiture n'existait pas encore, formant une version grossie des villes traditionnelles où tout est plus gros et large. Ainsi, les rues du centre-ville de Sapporo, incluant les trottoirs, font entre 20 et 25 mètres de large en moyenne, quelques-unes font même 35 mètres de large.

En terme d'urbanisme, on considère souvent que c'est quelque chose à ne pas faire. Les rues larges incitent les gens à conduire plus vite et offrent une capacité supérieure, surtout considérant que les rues sont en grille, et elles rendent la traversée des piétons et cyclistes plus difficile. Alors, est-ce que Sapporo est une ville dominée par la voiture, comme le sont devenues les villes américaines qui partagent son ADN?

Pas tellement.

Selon les études du gouvernement Japonais, la part modale (pourcentage de déplacements) se faisant en voiture dans la région métropolitaine de Sapporo est de 45%. C'est plus que Tokyo ou Osaka-Kyoto-Kobe (la métropole du Kansai), mais c'est moins que Nagoya, une autre grande ville japonaise beaucoup plus ancienne, et que Sendai ou Fukuoka. En comparaison, la part modale de la voiture dans la région métropolitaine de Montréal est de 69% selon les enquêtes origine-destination de l'AMT. À noter que ce genre d'études peut être faite de manières différentes, ce qui joue sur les résultats: tient-on compte de la ville seule ou de ses banlieues également? Seulement les déplacements vers le lieu de travail ou tous les déplacements durant toute la journée? Etc...

J'assume que les résultats que j'ai trouvés pour le Japon sont pour les régions métropolitaines dans leur ensemble, ce que l'AMT donne aussi. Toutefois, les données de parts modales des villes américaines sont basées sur les déplacements pour aller au travail seulement, donc il n'y a pas de comparaison facile ici. Par contre, Montréal est probablement la deuxième ou troisième ville la moins dominée par la voiture du Canada et des États-Unis, derrière New York, à égalité ou un peu mieux que Toronto.
Parts modales de Sapporo et Tokyo (Marche, Vélo, Voiture, Autobus, Rail)
Les autobus ne sont pas beaucoup prisés par les Japonais, donc ces chiffres ne font pas exception au Japon. Seuls Nagasaki et Hiroshima font mieux, probablement car ils ont des systèmes de tramway que l'étude considère comme des autobus. Certaines sources font état de parts modales du transport en commun beaucoup plus élevées pour Tokyo, entre 50 et 60%, je suppose que ces études ne se basent que sur les 23 districts centraux de Tokyo en tant que tel et non sur ses banlieues.
Parts modales de Sapporo et de Montréal
Pour cette comparaison, j'ai groupé la marche et le vélo dans une catégorie "transports actifs", ainsi qu'autobus et rail en une catégorie "transport en commun", car l'AMT ne fait pas ces distinctions dans la banque de données qu'elle rend publique sur internet.

Bon, Sapporo réussit bien à obtenir de bons résultats au niveau de la mobilité durable. Son réseau de transport en commun est moins dominant que celui de Tokyo et ne performe pas vraiment mieux que celui de Montréal. Là où Sapporo écrase sa compétition américaine, c'est dans la fréquence des déplacements à pied et en vélo, qui sont trois fois plus fréquents qu'à Montréal. La mauvaise performance relative de Montréal pourrait difficilement s'expliquer par le climat, Sapporo est essentiellement aussi froide que Montréal et il y tombe encore plus de neige.

Alors, comment font-ils?

Design des rues

Les rues de Sapporo sont bel et bien larges, mais la largeur mentionnée ci-dessus était pour la distance d'un terrain privé à l'autre, incluant à la fois les trottoirs et la chaussée. Sapporo a fait le choix de ne donner comme espace que le strict minimum aux véhicules motorisés, donc les voies ne sont en général que 3 mètres de large, et la majorité des rues n'ont que 4 voies (2 par direction). Le stationnement sur rue et les accotements larges sont aussi très rares.

4 voies de 3 mètres, ça fait 12 mètres... les rues font 20-25 mètres de large, que font-ils avec le reste?

Des trottoirs, de très larges trottoirs qui font en moyenne 3 mètres de large, ou un peu plus. Ce genre de trottoirs existe aussi en Amérique du Nord dans nos centre-villes, mais à Sapporo, ils respectent l'espace piéton, ce que nous ne faisons pas. Je veux dire par ceci qu'ils ne s'amusent pas à planter des arbres, à mettre des poteaux ou des parcomètres en plein milieu des trottoirs comme ici. Non, ils s'assurent de mettre ces objets le plus près de la bordure possible pour préserver un espace aussi large que possible pour le trottoir. Les entrées pour voitures dans les trottoirs sont également conçues pour avoir moins d'impact pour les piétons et cyclistes (qui empruntent également les trottoirs). Ici, quand une entrée croise un trottoir, c'est tout le trottoir qui s'abaisse pour le confort de l'automobiliste, à Sapporo, soit il y a une courte rampe qui amène l'automobile à la hauteur du trottoir pour ne pas perturber la surface de la majorité de celui-ci, soit le trottoir est environ au même niveau que la rue mais séparée par une étroite bordure en béton qu'ils se contentent d'araser devant les entrées.



La dernière image est d'un trottoir situé à la limite du métro, en banlieue, malgré tout, le trottoir est confortablement large et les voies des voitures sont encore étroites avec peu ou pas d'accotement. Les arbres et poteaux, comme mentionnés ci-dessus, sont situés vraiment à la limite entre le trottoir et la rue, afin de créer une barrière protégeant les piétons sans les priver d'espace. Les trottoirs sont également mieux entretenus.

Voici par comparaison des exemples de trottoirs aussi larges, mais dont la largeur est ruinée par la présence d'arbres, de poteaux et d'autres ordures qu'on se plaît à jeter dans les jambes des piétons, démontrant la perception du trottoir comme d'un espace tampon entre les bâtiments et la rue.
Rue Sainte-Catherine à Montréal, comparez l'emplacement des poteaux ici et à Sapporo par rapport à la bordure de la rue
Dallas, ils ne se sont pas gênés pour identifier visuellement quelle partie du trottoir est un vulgaire espace tampon
Dallas à nouveau, non seulement les poteaux et arbres bloquent une part importante du trottoir, mais celui-ci est en mauvais état
L'absence de voitures stationnées sur la rue, les trottoirs larges et dégagés et les voies étroites sur la rue rendent la marche et la bicyclette confortable. Et ce, bien plus que dans les villes nord-américaines similaires, conçues sur des bases presque identiques. J'avais écrit auparavant sur l'importance de l'espace piéton, mais j'avais omis de considérer l'impact de la présence d'objets fixes dans le corridor piéton, ce qui le réduit significativement.

Zonage japonais: densité et mixité des usages

J'avais écrit un article sur les principes de base du zonage japonais, qui a été vu, dans sa version anglaise, plus de 35 000 fois. J'y avais décrit comment le zonage japonais mélangeait les usages par défaut et comment il n'impose par certaines formes résidentielles exclusives, tout en permettant plus de densité. Comme Sapporo est une ville bâtie essentiellement dans les dernières 100 années, les bases de ce zonage japonais se font sentir plus que dans les villes plus anciennes. Pour résumer certaines caractéristiques de ce zonage:
  1. Les zones définissent un usage maximum permis dans la zone plutôt qu'un usage exclusif, donc le résidentiel est permis dans toutes les zones commerciales
  2. Les hauteurs de bâtiments sont limitées par la largeur de la rue
  3. Pour construire des centres d'achat et des bureaux, il faut également permettre du résidentiel à haute densité (mise en forfait des usages)
Comme les rues de Sapporo sont larges, les bâtiments de grande taille sont fréquents dans une très grande partie de la ville, notamment près des stations de trains ou de métros. Pareillement, la densité résidentielle attire les commerces et les restaurants pour être à proximité de clients réguliers. Ceci crée des zones de densité et de mixité à travers la ville en entier.

Dans le zonage strict nord-américain, on tend à présumer qu'une ville doit avoir la forme d'une montagne, gratte-ciel au centre puis des bâtiments plus petits et dispersés à mesure qu'on s'éloigne du centre jusqu'à frapper les étendues de maisons unifamiliales. Ce n'est pas la forme urbaine retenue par Sapporo. Si on observe la ville d'une des montagnes l'entourant ou d'une des tours de son centre-ville, on aperçoit que les bâtiments en hauteur semblent se répandre en "rubans" à partir du centre-ville. Ces rubans sont les lignes de métro, ainsi les stations plus à l'écart du centre-ville restent denses avec de nombreux bâtiments en hauteur, même si des quartiers plus près du centre sont composés de plus petits bâtiments étant donnés qu'ils sont loin des métros.






Le résultat est que les endroits denses de Sapporo sont présents même loins du centre-ville et les usages y sont mélangés, de sorte que les quartiers résidentiels denses sont généralement à distance de marche ou de bicyclette de dépanneurs, de supermarchés et de centres d'achat. Ce qui aide également, c'est la présence moins importante de stationnement, car les normes en ce sens sont beaucoup plus légères au Japon, et certains magasins vont avoir des stationnements souterrains ou étagés afin de ne pas s'entourer de stationnements gigantesques et ainsi être plus compacts.
Un centre d'achat de grande envergue avec un peu de stationnement en avant...
...mais voyez-vous la rampe? Elle mène à des stationnements situés au-dessus des magasins.

Le seul stationnement en face de ce centre d'achat à la limite du réseau de métro est un stationnement pour vélos
Les voitures doivent prendre la rampe pour aller à l'étage.
Le marché fournit également suffisamment de stationnement en ville, mais en privilégiant les stationnements étagés aux stationnements de grande surface, qui seraient d'énormes gaspillages d'espace.


Ce stationnement étagé gigantesque est situé au coeur de Susukino, le district du divertissement de Sapporot (et Red Light)
À noter que ce mode de développement n'est pas parfait. Plus loin du centre-ville, il n'est pas rare de voir que quelques tours résidentielles au milieu de terrains plus ou moins vagues près des stations de métro éloignées, car l'endroit se prête à la haute densité mais il y a encore de l'espace pour de la construction dans les quartiers centraux. Donc certaines tours se tiennent plus ou moins seules, comme des sourires édentés ou stonehenge, ce qui fait un drôle d'effet. Mais à mesure que la population augmente, les zones se construisent et forment un meilleur tissu urbain, et cela ne nuit pas trop à la marchabilité des lieux.

Certains diraient que le résultat est que la vue de Sapporo a l'air plus ou moins plate, plutôt qu'une montagne avec des gratte-ciel étincelants au centre, elle a plutôt l'air d'une longue colline aux pentes douces, formée de bâtiments plus terre à terre. Peut-être qu'ils ont un peu raison, mais ce genre de vue compte pour peu pour les résidents, qui voient rarement leur ville de loin. Et il suffit d'attendre la nuit pour compenser:
Sapporo la nuit


Pour finir, je dirais que Sapporo est un exemple très intéressant pour les villes nord-américaines, car elle partage les racines et le squelette de ces villes. Sapporo démontre de ce à quoi elles auraient pu ressembler si elles n'avaient pas adopter un zonage strict qui étouffe leurs développements, empêchant leur centre-ville de s'étaler le long des lignes de transport en commun. Même si les villes fondées au 19e siècle ne ressembleront jamais à Tokyo, Florence ou Paris, il reste possible de les développer d'une manière plus durable, favorisant les transports en commun et les transports actifs, Sapporo en est un exemple flagrant.