dimanche 17 août 2014

Banlieue de tramway: comment elles étaient conçues et ce que nous pouvons apprendre d'elles

Quand nous parlons de banlieues, la première pensée qui nous vient à l'esprit est typiquement les développements de l'étalement urbain, pleins de maisons unifamiliales et avec une stricte séparation des usages: maisons dans un coin, emplois dans des parcs industriels dans un autre, commerces dans des centres commerciaux dans  un troisième coin, le tout bien enveloppé de stationnements à perte de vue. Bref, un peu comme ça:
Banlieue "typique"
Ainsi, "banlieue" est devenue un peu synonyme avec "étalement urbain" et dépendance automobile, du moins en Amérique du Nord. Quand on entend le terme, on pense à une région où tous les déplacements doivent se faire en voiture car les autres modes de déplacement sont fortement désavantagés par la forme du quartier. Le transport en commun est lent et peu fréquent, les distances sont trop grandes pour la marche, les déplacements en vélo sont découragés car les cyclistes n'ont pas d'infrastructure pour assurer leur sûreté.

Toutefois, ça n'a pas toujours été le cas. "Banlieue" ne veut dire qu'une zone développée construite aux abords d'une zone urbaine dont elle est partiellement dépendante. Rien n'oblige les banlieues à n'être que de l'étalement urbain dépendant à la voiture. En fait, les premières banlieue de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle étaient bien différentes.

"Streetcar suburbs": le premier, et plus réussi, TOD

"Streetcar suburb" est le terme anglais réservé pour décrire ces banlieues. La traduction de ce terme en français serait "banlieue de tramway", car elles étaient des banlieues construites autour de lignes de tramway qui les rattachaient à la ville centre. Il faut comprendre qu'à l'époque, la marche était presque le seul moyen de transport urbain disponible aux classes populaires, il y avait aussi des charrettes tirées par des chevaux, mais celles-ci n'allaient pas bien plus vite, ce qui limitait l'étalement des villes aux zones à distance de marche du centre. Les tramways furent le premier moyen de transport urbain qui fut accessible à la population en son ensemble et qui augmentait significativement les vitesses de déplacement, de 2 à 4 fois, ce qui ouvrait de nouveaux terrains aux développements.

Souvent, les compagnies de tramway étaient fortement impliquées dans la construction immobilière de ces banlieues. Elles achetaient des terrains ayant peu de valeur en périphérie de la ville et elles y construisaient une ligne de tramway, souvent en plein champ. L'arrivée du tramway rendait ces terrains hautement désirables pour le développement immobilier, donc leur valeur augmentait sensiblement. Les compagnies de tramway revendaient alors les terrains beaucoup plus cher qu'ils ne les avaient acheté, ou construisaient elles-mêmes des commerces et résidences sur ceux-ci, afin de faire des profits avec la vente ou la location de ces bâtiments.

Ce processus est nommé la "capture de la valeur" et c'était une source de financement très importante pour les compagnies de tramway et de trains de la "Belle Époque". En fait, plusieurs de ces compagnies de transport étaient créées par des compagnies immobilières, simplement pour nourrir leurs activités principales de développement immobilier. Avec l'électrification des tramways, les compagnies électriques étaient souvent mêlées à ça, la compagnie de tramway construisant des usines d'électricité pour alimenter leurs tramways, et en profitant pour vendre l'excès d'électricité aux consommateurs. Ces interactions entre ces différentes industries sont la définition même de "synergie", les activités d'une des divisions renforçant les activités des autres. Les compagnies immobilières construisaient des lignes de tramway pour pouvoir développer les alentours, ces développements "alimentaient" les lignes de tramway en leur fournissant des clients, les fonds servaient à construire des usines d'électricité pour les tramways dont les excédents étaient vendus à des tiers.

Les réglementations anti-monopole du début du 20e siècle vinrent souvent mettre fin à ces conglomérats géants. Ce fut un coup dur pour les lignes de tramway qui fonctionnaient souvent à perte en soi, générant plus de profits des activités immobilières qu'elles n'en perdaient en fonctionnement, donc les compagnies acceptaient de les "subventionner". Séparées de cette source de revenues, avec des pressions politiques pour maintenir les tarifs bas, les tramways subirent un dur coup, le début de la fin.

En tout cas, la conception de ces banlieues de tramway devraient être de première importance pour tous ceux qui sont intéressés par le développement orienté vers le transport en commun (TOD en anglais), car elles furent les premiers TOD et parmi ceux qui ont le mieux réussi de l'histoire. Les quartiers ainsi générés étaient très marchables et à haute densité (mais pas autant que les centre-villes) et avaient de l'espace pour des parcs et des espaces verts. Même aujourd'hui, alors que les tramways sont majoritairement disparus, plusieurs de ces quartiers en portent encore la marque et forment quelques-uns des quartiers les plus désirables d'Amérique du Nord, des quartiers où la voiture est une option, pas une nécessité... à moins que les quartiers n'aient été rasés pour faire place à des autoroutes.

Exemple de banlieue de tramway: le Plateau-Mont-Royal

L'arrondissement du Plateau-Mont-Royal est souvent qualifié de joyau de l'urbanisme montréalais... ou de quartier de sales hippies anti-voiture, selon à qui on parle.
Le Plateau Mont-Royal
 Quelques informations de base:
  • Population: un peu plus de 100 000
  • Superficie: 8,1 kilomètres carrés
  • Densité de population: 12 000 par kilomètre carré au total, 20 000 dans les endroits résidentiels
  • Répartition modale: voiture 34%, transport en commun 28%, transports actifs (marche et vélo) 38%
  • Répartition modale des déplacements internes au Plateau: voiture 23%, transport en commun 6%, transport actif 71%
Artère commerciale du Plateau en hiver
Rue résidentielle du Plateau, pleine de multiplexes
Vue aérienne du Plateau
Ce quartier a été bâti presque entièrement suite à la venue de lignes de tramway au début du 20e siècle, et il était traversé par un très grand nombre de ces lignes.
Lignes de tramway du Plateau à leur apogée
Ce qui est important n'est pas simplement la densité du quartier ou la présence de lignes de transport en commun. La conception même du quartier révèle ce qui est, selon moi, la clé de voûte de développement orienté vers le transport en commun réussi et fort.

Tous les déplacements sont composés de deux endroits, une origine et une destination. Bien qu'en pratique, un déplacement A->B est généralement complété par un déplacement B->A et que B et A sont respectivement origine et destination, je trouve que ce n'est pas totalement exact. L'origine des déplacements est généralement la résidence des gens, où ils vivent. Les destinations sont les endroits où ils vont faire des activités économiques, sociales ou culturelles, tel que travailler, magasiner, etc...

Ces temps-ci, quand on parle de TOD, trop souvent on parle uniquement de construire des maisons denses près des arrêts et des stations de lignes de transport en commun. Le Plateau révèle quelque chose de différent au sujet de l'emplacement idéal  des résidences (origines) et des magasins, restaurants, lieux de travail et autres destinations.

Superposition des lignes de tramway anciennes et des résultats pour une recherche de "magasins" sur Google Maps
L'image précédente est la superposition d'une image résultant d'une recherche de "magasins" à Montréal sur Google Maps, les points rouges représentant tous les magasins trouvés, et des anciennes lignes de tramway qui parcouraient le quartier (en pointillé vert). Notez comment la superposition est presque parfaite. Les lignes de tramway n'étaient donc pas directement adjacentes aux résidences à haute densité, mais plutôt aux magasins, restaurants et lieux de travail, les résidences étant situées un peu plus loin.

Ceci fait beaucoup de sens à bien y penser. Les "destinations" comme les commerces et lieux de travail génèrent beaucoup plus de déplacements par mètre carré de plancher. Donc pour un bâtiment de la même taille, plus de déplacements se destinent à elles que n'origineraient d'une bâtiment résidentiel de la même taille. En plaçant ces destinations le long des lignes de transport en commun, on optimise le design urbain pour réduire la distance de déplacement pour un maximum de personnes. Il suffit de marcher à la ligne de transport en commun pour par la suite pouvoir atteindre toutes les destinations avec un minimum de marche après avoir débarqué du véhicule. Ça permet également de réduire le trafic sur les rues résidentielles, préservant le calme et la tranquillité souvent recherchées sur ces rues.

L'avenue Mont-Royal est probablement le meilleur exemple d'une banlieue de tramway bien conçue. Les pâtés de maisons sont en forme allongée, leurs côtés les plus longs sont perpendiculaires à l'avenue Mont-Royal, et donc à l'ancien tramway. Ce qui veut dire qu'aucun détour n'est requis pour s'y rendre, l'artère commerciale ainsi que la ligne de tramway se connectant aux zones industrielles (à l'est) et au centre-ville (à l'ouest) est au bout de la rue, où que ce soit que les gens habitent.

Avenue Mont-Royal,la ligne rouge est l'ancien tramway, les zones oranges sont commerciales, les zones vertes sont résidentielles

Une vue schématique de l'image précédente, avec des flèches indiquant les chemins droits vers l'artère commerciale
Ce design est parfait pour les piétons, mais horrible pour les voitures, car il en résulte un nombre faramineux d'intersections avec arrêts ou feux de circulation sur l'artère commerciale. Quand les tramways régnaient en rois et maîtres sur les rues, il y avait très peu de trafic véhiculaire sur les rues secondaires, pas d'arrêt et pas de feux, les tramways pouvaient alors circuler assez rapidement le long de l'avenue. Quand la motorisation des ménages a eu lieu, le design qu'ils imposaient a été complètement différent, le point le plus important étant la préservation de la vitesse par l'élimination des intersections, plutôt que la diminution des distances par l'augmentation des intersections.
Regardons un exemple de boulevard commercial orienté vers la voiture:
Boulevard Taschereau à Longueuil, notez les détours requis aux résidents pour atteindre les commerces.
Le réseau routier de cette zone limite le nombre d'intersections sur la rue principale, mais augmente les détours requis pour les résidents afin d'y accéder. L'objectif est la préservation des vitesses de la circulation sur le boulevard et d'éviter la circulation de transit sur les rues résidentielles (sauf que si les rues étaient en forme de grille, le trafic se répartiraient mieux et ne serait pas aussi mauvais). C'est un exemple de design privilégiant la vitesse plutôt que la diminution des distances.

Les leçons des banlieues de tramway

Pour résumer, ce que nous devons retenir de la conception des banlieues de tramway est que les résidences, aussi denses soient-elles, ne devraient pas avoir la priorité des aires autour des noeuds du réseau de transport en commun. La priorité devrait être accordée aux centres commerciaux, aux bureaux et autres lieux de travail, les résidences devraient être repoussées un peu plus loin, mais encore à distance de marche. Ceci maximise l'efficacité des transports en commun en augmentant le nombre de déplacement qui origine ou prend fin à proximité des arrêts et stations car à superficie de plancher égale, commerces et lieux de travail génèrent plus de déplacements. Par exemple, alors qu'en moyenne les logements ont de 40 à 50 mètres carrés de plancher par résident, les bureaux offrent entre 10 et 20 mètres carrés par employé, donc  de 2 à 5 fois plus de personnes, et de 2 à 5 fois plus de déplacements par mètre carré.

Un réseau routier poreux avec de multiples intersections permet également de réduire les distances pour atteindre les zones commerciales et les transports en commun. Ceci réduit le besoin de lignes de transport en commun secondaires dont le seul objectif est d'alimenter les lignes principales, et rend la marche complémentaire aux transports en commun. Personne ne veut avoir à prendre un autobus ou un tramway pour aller chercher une pinte de lait. Les zones commerciales et résidentielles doivent donc être proches l'une de l'autre. Il n'est pas requis d'avoir des zones mixtes, la séparation des usages peut subsister, tant que les usages sont près l'un de l'autre.

Les banlieues de tramway permettent également de conserver le choix en matière de résidence. Ainsi, les résidences à haute densité peuvent être concentrées le long des lignes, et les résidences de plus basses densité peuvent être maintenues un peu plus loin de celles-ci.

Pourrait-on construire de nouvelles banlieues de tramway aujourd'hui?

La motorisation des ménages a changé la donne pour le transport en commun. Une des raisons pour l'élimination des tramways (et pour laquelle le transport en commun en trafic mixte est pourri en ville) était que l'arrivée de voitures en masses sur les rues a créé de la congestion et des besoins de gérer la circulation sur les intersections même loin du centre-ville. Le tout a eu un impact majeur sur la vitesse des tramways, alors même que la technologie s'améliorait et que ceux-ci obtenaient de meilleures accélération et décélération. L'interférence des voitures sur le transport en commun en surface a rendu celui-ci moins attractif car plus lent, et plus cher à opérer, car plus les transports en commun sont lents, plus il faut de véhicules et de conducteurs pour offrir la même fréquence et la même capacité.
Il faut aussi tenir en compte que nous tolérons moins de personnes par unité de logement aujourd'hui. Les familles sont plus petites et nous nous attendons en général à n'avoir qu'un enfant par chambre, ou deux tout au plus, ce qui réduit de manière significative la densité résidentielle. La majorité de la réduction de population des villes occidentales suite à la Seconde Guerre Mondiale est le résultat de la diminution du nombre de personnes par unité de logement, et non de la perte de logements directement. Ceci fait en sorte que les quartiers résidentiels doivent s'étaler plus pour accueillir le même nombre de personnes, même si les quartiers restent intacts.

En combinant cette plus faible densité qui augmente les distances et la réduction de vitesse des transports en commun causée par la voiture, les banlieues de tramway ne pourraient être construites de la même façon aujourd'hui. Il faut compenser ces facteurs en misant plutôt sur le transport en commun rapide (trains et métros séparés entièrement de la circulation) ou semi-rapide (SRB ou tramway moderne circulant sur des voies réservées mais étant encore au même niveau que piétons et trafic automobile). Ceci permet des vitesses supérieures d'être atteintes, soit entre 30-40 km/h pour les transports en commun rapide et environ 20 km/h pour les transports en commun semi-rapides, ce qui compense pour la plus faible densité des villes. Toutefois, comme ces moyens de transport ont moins d'arrêt que les anciens tramways (un arrêt par 500-1 000 mètres plutôt que par 150-300 mètres), il est important de densifier en construisant des bâtiments plus haut près de ces arrêts.

Banlieue de tramway verticale

Une autre option est de créer ce que j'appellerais des "banlieues de tramway verticales". De quoi s'agit-il? En gros, il suffit de prendre les commerces sur l'artère principale et les résidences sur les rues secondaires et de faire une rotation de 90 degrés pour ainsi obtenir des résidences en hauteur au-dessus des commerces.
Vue simple des banlieues de tramway classiques

Une banlieue de tramway verticale, les blocs résidentiels étant virés de 90 degrés pour être verticaux plutôt qu'horizontaux
Un exemple typique de ça est le "Vancouverisme", le mode de développement du centre-ville de Vancouver où des immeubles résidentielles très hauts sont placés au-dessus de bases commerciales.
Vancouverisme: tours résidentielles construites au-dessus de bases commerciales