En terme d'urbanisme et de transport, il y a deux visions des transports qui s'affrontent et qui mènent à des conceptions complètement différentes des villes. J'appelle cette division la conception "porte-à-porte" des transports et la conception "quartier-à-quartier". Elle concerne les transports motorisés (autant voiture que transport en commun), comment ils sont utilisés et comment les villes doivent être construites pour les accommoder.
Conception porte-à-porte
Dans la conception porte à porte, les transports motorisés sont vus comme une alternative complète à la marche. Le déplacement idéal est donc le suivant: quelqu'un sort de chez lui et prend sa voiture, qui est garée juste devant son domicile à moins de 10 pas de sa porte d'entrée. Il conduit ensuite jusqu'à sa destination, qui possède un stationnement extérieur juste devant la porte d'entrée, ou un stationnement intérieur. Il se stationne, marche 10 pas et est rendu à sa destination. En sens inverse, c'est la même chose.
Ça tient aussi pour les transports en commun, le déplacement idéal implique d'avoir un arrêt d'autobus juste devant chez soi, et l'autobus laisse la personne directement devant sa destination.
Ce type de déplacement semble tout à fait efficace. Les déplacements motorisés sont plus rapides que la marche, donc en réduisant le temps de marche, on peut accélérer les déplacements. Où est le problème?
Conséquence de la conception porte-à-porte
Le déplacement porte-à-porte semble être très efficace, mais pensons un peu à ce que ça prend pour permettre de tels déplacements.
Au niveau des déplacements en voiture, les déplacements porte-à-porte ont une condition sine qua non: il faut que chaque destination possède un stationnement privé directement devant la porte, et ce stationnement doit être suffisant pour éviter son débordement dans les stationnements adjacents même dans les plus grandes périodes d'achalandage. Si vous pensez qu'on pourrait tolérer le débordement, repensez-y, ces stationnements sont privés, ça veut dire que le propriétaire doit les construire, les entretenir et payer les taxes foncières pour ceux-ci. Si un stationnement déborde fréquemment dans les stationnements voisins, les commerces voisins paient pour le stationnement des clients du commerce dont le stationnement déborde. Payer pour le voisin parce qu'il n'a pas été assez prévoyant n'est jamais populaire.
Et ces stationnements sont souvent massifs, chaque voiture prend environ 20 mètres carrés, donc un commerce avec une surface de 300 mètres carrés avec 30 clients à l'intérieur (chacun étant venu seul) a besoin d'un stationnement de 600 mètres carrés, 2 fois la superficie du commerce lui-même!
Tout d'abord, visualisons une rue commerciale avec 12 commerces, 10 petits et 2 gros, dans un milieu traditionnel, bâti avant la voiture.
Une zone commerciale traditionnelle datant d'avant la voiture |
Le Petit-Champlain à Québec, forme traditionnelle |
Les blocs en bleu sont les commerces, au centre, c'est la rue en noir. Celle-ci est étroite car on n'a pas besoin de plus si les gens se déplacent principalement à pied. Les commerces sont sous forme allongée, parce que c'est la forme
appropriée pour attirer les piétons, ça rapproche les commerces et
permet facilement de marcher d'un commerce à l'autre. La zone en entier fait 5 000 mètres carrés environ.
Comme un être humain marche à 5 km/h, soit environ 1,5 mètre par seconde, voici les distances mesurées en temps pour les piétons:
Temps de marche entre les magasins |
Donc, ça prend juste 6 secondes passer d'un commerce à un autre, 4 secondes pour traverser la rue et le secteur peut être parcouru en 40 secondes. La marche est très intéressante car on change de magasin et d'environnement visuel à chaque 6 secondes.
En Amérique du Nord, ce genre de quartier est rare, nous avons plutôt des quartiers transitionnels qui conservent une forme similaire, mais avec rue plus large avec séparation des piétons et des voitures par des trottoirs, et des petites zones tampons entre les bâtiments et les trottoirs. Le tout occupe un peu plus de place, soit 6 000 mètres carrés.
Forme transitionnelle, rue plus large mais les bâtiments restent d'une forme traditionnelle |
Temps de marche: forme transitionnelle |
Avenue Mont-Royal, un exemple de forme transitionnelle de quartier commercial |
Maintenant, si on veut du déplacement porte-à-porte, il faut ajouter des stationnements. Et les stationnements devront être devant chaque commerce. Pourquoi devant les commerces?
1- Pour être situé le plus près possible de la porte du commerce et diminuer les distances à marcher
2- Pour augmenter la visibilité du commerce pour les automobilistes sur la rue qui peuvent circuler à 50 km/h. Avec les commerces étroits standards, les automobilistes n'ont qu'une seconde ou deux pour voir et reconnaître le commerce. Voici la visibilité d'un commerce dans le cas pour la marche, en supposant que le commerce est bien visible à partir d'un angle de 45 degrés:
Un automobiliste n'a donc que 2 secondes pour identifier le commerce dans ce cas-ci, c'est bien trop court. Vous pouvez mettre des affiche sur le bord de la route, mais les autres commerces le feront également, créant de la confusion à cause du très grand nombre d'affiches.
Les commerces seront donc reculés pour être plus loin de la rue et seront mis en longueur plutôt qu'en profondeur.
3- Les stationnements mis sur le côté risquent d'être trop utiles pour le commerce voisin.
Bref, la forme de la rue commerciale sera modifiée, et elle ressemblera à ça:
La nouvelle zone commercial axée sur la voiture |
Boulevard Newman à Lasalle, exemple de forme moderne |
Le même nombre de commerces, la même superficie commerciale, mais répartie sur une superficie totale plus de 3 fois plus grande, soit 22 000 mètre carrés plutôt que 5 000 ou 6 000. Ceci est le résultat rationnel d'une conception des déplacements porte-à-porte en voiture, qui impose un stationnement privé surdimensionné pour chaque commerce et des bâtiments en retrait de la route et allongés pour améliorer la visibilité des automobilistes.
Comparaison de superficies des trois formes: forme traditionnelle, forme transitionnelle, forme moderne |
Et qu'arrive-t-il aux temps de déplacement des piétons?
Temps de marche: forme moderne |
Le temps de déplacement à pied est plus que multiplié par 3. De 6 secondes entre les commerces, il faut désormais 20 secondes, de 40 secondes pour faire la rue de bout en bout, il faut maintenant 115 secondes, et de 15 secondes pour traverser la rue, il faut dorénavant 40 secondes. Pire, alors qu'avant les piétons n'avaient qu'à faire un pas à partir du trottoir pour accéder aux commerces, ils doivent désormais traverser des stationnements, un parcours prenant 15 secondes.
Non seulement les temps sont beaucoup plus longs, mais les déplacements se font dans des milieux très déplaisants à la marche. Pour les piétons sur les trottoirs, ceux-ci sont entourés de mers d'asphalte, sans refuge, avec les voitures circulant rapidement sur la rue créant des bourrasques de vents déplaisantes. Ça prend 20 secondes pour passer d'un commerce à l'autre, et la visibilité est très loin, donc l'environnement perçu change très lentement, le piéton marche 30 secondes et il voit encore les mêmes commerces autour de lui, comme s'il n'avait pas bouger. Le piéton a l'impression d'être très lent.
Angles de vision d'un piéton sur le trottoir après 30 secondes de marche |
Pour atteindre les commerces, il faut traverser les stationnements, plein de voitures stationnées qui peuvent entrer en mouvement sans crier gare, d'ailleurs plusieurs piétons sont blessés ou meurent chaque année dans cet environnement.
Pour les voitures, cette rue est très correcte. Les abords de la route sont dégagés, favorisant la visibilité et incitant les automobilistes à conduire plus vite. La visibilité de chaque commerce est bien meilleure. Les commerces sont facilement reconnaissables sur une distance de 150 mètres, leur donnant 10 secondes pour les reconnaître. Comme les voitures circulent rapidement, l'environnement perçu change à chaque 6 secondes, comme c'était le cas pour les piétons dans le quartier traditionnel. Quant aux temps de parcours d'un commerce à l'autre, ils sont encore potables à voiture:
Temps de conduite entre commerces |
Passer d'un stationnement à l'autre prend 10 secondes. Traverser la rue prend également une dizaine de secondes voir plus, et faire la rue d'un bout à l'autre prend une trentaine de secondes. Les temps ne sont pas tellement plus cours qu'à pied dans le quartier traditionnel, ce qui démontre l'ironie de la conception porte-à-porte "tout à l'auto": oui, nous allons plus vite, mais les distances sont plus grandes, donc on ne se rend pas vraiment à destination plus rapidement!
La rue commerciale est donc devenue un no-man's-land pour les piétons. La marche est trop lente et trop déplaisante, c'est un vrai repoussoir pour ceux à pied. Comme il n'y a plus personne à pied sur la rue, celle-ci perd son caractère de lieu public partagé. Le déplacement porte-à-porte a comme conséquence secondaire de tuer la vie sur la rue, les gens passent d'un endroit privé (leur maison) à un autre endroit privé (le commerce) en utilisant un moyen de transport qui est une bulle privée les isolant des milieux publics, qu'ils ne sont plus obligés de fréquenter.
Transport en commun "porte-à-porte"
Le déplacement porte-à-porte dépend principalement du déplacement en voiture, mais il s'applique aussi au transport en commun. Les réseaux de transport en commun "porte-à-porte" sont caractérisés par une multitude de lignes d'autobus avec des arrêts très fréquents. Les trajets sont très indirects afin de passer devant le plus de maisons et de commerces possibles et de réduire les distances de marche.
Le résultat est de nombreuses lignes d'autobus peu fréquentes (surtout hors-pointe) et lentes (à cause des détours et des arrêts fréquents). Mais ceux qui sont desservis par une ligne peuvent généralement se rendre à destination en marchant très peu. Un milieu conçu pour du "porte-à-porte" en voiture est très difficile à desservir autrement que par un transport en commun pour du "porte-à-porte" également.
Conception quartier-à-quartier
Mais qu'est-ce qu'on peut y faire? La rue traditionnelle que j'ai illustrée en début d'article date d'avant la venue de la voiture. Il faut bien que le monde puisse se stationner quelque part! Sans endroit pour se stationner, impossible de se déplacer en voiture.
L'alternative, c'est le déplacement "quartier-à-quartier". Dans cette conception, la voiture et les transports en commun ne sont pas vus comme des ALTERNATIVES à la marche, mais comme des RACCOURCIS dans des déplacements à pied. L'idée est que les transports motorisés ne servent que de passer d'un quartier à un autre, mais une fois rendus dans le quartier de la destination, le reste des déplacements se fait à pied. Ainsi, la voiture ne remplace pas la marche, elle en est complémentaire.
Les stationnements ne sont donc plus des stationnements privés appartenant à chaque commerce, mais des stationnements publics ou collectifs partagés entre tous les clients des commerces. Ces stationnement peuvent être à une ou deux minutes de marche des commerces, les commerces eux-mêmes conservant l'ancienne forme favorable à la marche.
Cette mise en commun des stationnements a un autre aspect positif. Il est très rare que les commerces ont les pointes en même temps exactement. Par exemple, un bar vivra sa pointe tard en soirée, une boutique de vêtement vivra sa pointe en après-midi la fin de semaine. Mais quand le bar est plein, la boutique est fermée, quand la boutique est pleine, le bar est fermé (ou vide). Donc si chacun possède un stationnement privé à soi et évalue sa demande maximale à 30 places, il faudra deux stationnements de 30 places, 60 places de stationnement en tout, mais si les deux partagent le même stationnement, alors ils n'ont besoin que de 30 places en tout. Et plus de commerces partagent le même stationnement, moins ils ont besoin de place en tout.
Bref, en collectivisant les stationnements, on peut facilement couper le nombre de places de moitié.
Donc on peut avoir une rue commerciale qui peut ressembler à ça:
Forme transitionnelle avec stationnements hors rue partagés et distribués |
Même chose, avec plus de stationnements |
Stationnements en arrière des bâtiments, peu d'impact sur les piétons |
Les stationnements sont plus restreints et on conserve la forme traditionnelle, plaisante et favorable à la marche. L'offre de stationnement peut être complété par du stationnement sur rue (idéalement tarifé afin d'assurer un roulement).
Un rappel: les automobilistes peuvent quand même se rendre sur les lieux comme dans le porte-à-porte, mais ils doivent marcher le reste du chemin une fois rendus, en terme de temps de parcours, cela n'ajoute pas beaucoup de temps. Des stationnements aux commerces, ça représente peut-être une vingtaine de secondes de plus. C'est un temps additionnel très faible. Pour les piétons par contre, cette forme est de beaucoup supérieure, elle permet de sauver plusieurs minutes de déplacement et offre un milieu beaucoup plus agréable et sécuritaire. Donc, au total, les inconvénients pour les automobilistes sont faibles, les avantages pour les piétons sont très grands, donc cette forme est de beaucoup supérieure à la forme du porte-à-porte en moyenne. Il suffit d'implanter cette rue commerciale dans un milieu densément peuplé, et l'on est en business comme on dit, beaucoup de gens pourront se rendre sur place à pied et n'auront pas besoin de stationnement.
Notons également un grand avantage de cette forme urbaine: la rue reste un milieu de vie. Les automobilistes arrivent à voiture mais doivent rejoindre le trottoir et ils peuvent donc participer au milieu public
Certains pourraient être sceptiques, est-ce que je fabule? Est-ce que ce genre d'arrangement existe et fonctionne quelque part sur cette terre?
Et bien, c'est en fait la norme dans les petites villes européennes, qui ont refusé de raser leurs anciens centre-ville pour laisser de la place aux voitures.
Voici un exemple en Grande-Bretagne:
Dans ce cas-ci, la rue commerciale est en fait piétonne, fermée aux voitures.
Voici un cas en France, à Chauvigny, une ville de 6 000 habitants dans un canton de 12 000 habitants
La ville est dans un milieu rural, donc la voiture est très fortement utilisée, et les gens du canton doivent venir "en ville" pour leurs achats assez fréquemment. Mais une fois rendus en ville, ils font le reste à pied et participent à la vie publique de la ville.
Finalement, un exemple près de chez nous à Saint-Lambert, ce qui est appelé le "village urbain".
Ici, les stationnements sont principalement situés en arrière des bâtiments et sont partagés par tous les bâtiments.
À noter que je dis "commerce" pour simplifier, ça peut être des services, des restaurants, même des bureaux.
Les transports en commun quartier-à-quartier
Les transports en commun rapides sont souvent déjà conçus pour des déplacements quartier-à-quartier. Pour être rapides et avoir une bonne capacité, il faut distancer les arrêts, donc les métros, tramways et trains s'arrêtent rarement directement devant la destination voulue et/ou devant notre résidence. Ils servent plutôt à mener les piétons d'un quartier à l'autre, vous marchiez sur la rue Saint-Catherine, vous prenez un raccourci souterrain et vous réapparaissez à Verdun où vous continuez votre déplacement à pied.
Un exemple de quartier bâti autour du transport en commun "quartier-à-quartier" sont les banlieues de Tokyo. Les stations de train forment le coeur des quartiers, et il y a des autobus qui sont relativement peu utilisés. Les Japonais ne voient pas de problème à marcher 5 ou 10 minutes pour atteindre la station de train, train qui prendra 20-30 minutes pour se rendre dans le quartier de leur destination, où il leur faudra encore marcher 5-10 minutes pour atteindre celle-ci. En fin de compte, la marche peut durer aussi longtemps que le trajet en train. Mais si le milieu est favorable à la marche plutôt qu'hostile, ce n'est pas un problème.
Conclusion
Au niveau de l'urbanisme, la conception "quartier-à-quartier" est de loin supérieure. Elle est plus équitable pour tous les modes de déplacement, autant les automobilistes que les piétons, les cyclistes et les usagers du transport en commun. Malheureusement, pendant des décennies, nous avons construit les villes dans une conception "porte-à-porte", une conception qui pénalise outrageusement les piétons afin de sauver quelques secondes aux automobilistes, qui impose l'étalement sans fin des secteurs commerciaux, résidentiels et de services, tout en détruisant les lieux publics.
Il faut remettre nos priorités à la bonne place et favoriser la réhabilitation de nos villes dans une vision "quartier-à-quartier" des transports inspirée des villes européennes et asiatiques.
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