vendredi 27 décembre 2013

La guerre de l'espace

Récemment, on voit de plus en plus d'articles apparaître faisant état de "conflits" entre les différents moyens de transport. Surtout dans la ville de Québec, où des automobilistes se vantent de bloquer des autobus cherchant à prendre des nouvelles voies réservées sur les autoroutes. Certains chroniqueurs parlent de conflits entre tous les moyens de transport... je crois qu'ils essaient trop d'être égalitaires, ce n'est pas un conflit qui affecte tout le monde.

En fait, il s'agit plutôt d'un conflit entre automobilistes et piétons, entre automobilistes et cyclistes et entre automobilistes et transports en commun. Mais les commentaires désobligeants des piétons envers les cyclistes ou vice versa sont excessivement rares. De même que les attaques et insultes entre transports en communs et piétons ou cyclistes. Il semble que tous les conflits impliquent les automobilistes...

Les automobilistes sont en maudit après les cyclistes à Montréal.
Les automobilistes s'opposent à l'aménagement de voies réservées pour autobus.
Les automobilistes ne laissent pas passer les piétons à leurs passages.
Les automobilistes s'opposent à l'élimination de stationnement ou de voie de circulation pour aménager des pistes cyclables.
Les automobilistes s'opposent à des SLR ou à des tramways, demandent plutôt des métros exclusivement souterrains (Toronto surtout).

D'où vient cette attitude de confrontation?

L'espace

Le conflit vient de l'espace. L'espace est limité, surtout en ville, et les différents modes de transport ont besoin de se voir attribuer un certain espace. Mais pensez-y, combien d'espace chaque mode de transport requiert?

Une voiture typique fait 1,8 mètre de large et 4 mètres de long, mais elle a besoin d'espace en face, en arrière et sur les côtés pour se déplacer, il faut une marge de manoeuvre. Dans le fond, il faudra généralement 3 mètre de largeur et 8 mètres de longueur. Un être humain normal, debout, fera 0,5 mètre de largeur et 0,3 mètre de longueur, mais il aura besoin d'espace devant et derrière pour bien se déplacer.

Les autobus sont beaucoup plus grands, l'autobus standard fait 12 mètres de long et 2,5 mètres de large, mais ils ont besoin d'espace pour manoeuvrer. Sauf que l'autobus moyen transporte en moyenne peut-être 15 passagers, contre 1,3 pour une voiture moyenne.

Pour ne pas vous assommez avec des chiffres et un bloc de texte, voici une représentation graphique de l'espace requis pour différents moyens de transports.



Si on calcule la surface requise par passager, on obtient le graphique suivant:

 En bleu, il s'agit de l'espace moyen requis, en tenant compte du nombre moyen de passagers, en rouge, il s'agit de l'espace minimum requis, quand le véhicule est rempli à capacité.

 Sur ce graphique, on illustre le nombre de passagers empruntant chacun des moyens de transport qu'il faut pour occuper la même superficie qu'un passager en voiture. Donc, environ 22 piétons sont requis pour prendre le même espace qu'un seul passager en voiture. Il faut 5 cyclistes pour prendre autant d'espace qu'un seul passager en voiture. Etc...

Le résultat de tout ça, c'est que la capacité des voies pour les automobiles est très faible. Si on compare la capacité d'une voie de 3,5 mètres (largeur typique d'une voie d'autoroute) selon son affectation, on obtient le graphique suivant:
Ces chiffres sont les chiffres moyens qu'on peut obtenir au Québec. Les capacités peuvent être plus importantes pour les transports en commun dans des contextes différents. Par exemple, la ligne Yamanote à Tokyo transporte jusqu'à 80 000 passagers à l'heure par direction dans une voie de 3,5 mètres, mais le métro de Montréal ne fait que 20 000 passagers à l'heure car la fréquence est inférieure, les trains sont plus étroits et sont moins entassés. De même, des SRB peuvent atteindre 10 000 passagers dans une voie s'ils utilisent des autobus bi-articulés à la minute comme à Curitiba. Les tramways peuvent atteindre plus de 15 000 passagers par heure, selon le nombre de wagons et le fréquence. Les voies réservées d'autobus qui ne sont pas desservies par les autobus (donc, pas d'arrêt sur celles-ci) peuvent avoir une capacité bien plus grande, mais j'ai supposé ici un autobus aux 10 secondes, avec en moyenne 30 passagers, ce qui est représentatif à mon avis de l'usage de ce genre de voie au Québec (comme la voie sur le pont Champlain, qui accueille 20 000 passagers pendant les 3 heures de la pointe matinale).

Par contre, les trottoirs et les pistes cyclables sont pas mal limités à ces capacités, de même que les voies d'autoroute ou urbaine pour automobiles. Il serait théoriquement possible de multiplier par 3 la capacité des voies automobiles en augmentant le nombre de passagers par véhicule, mais réalistement, ce n'est pas possible. Quand la demande augmente en transport en commun, le nombre moyen de passagers augmente aisément, mais ça ne marche pas ainsi avec les voitures, les conducteurs confrontés à la congestion ne peuvent pas stationner leur voiture et entrer dans la prochaine voiture qui passe. Ironiquement, quand le débit véhiculaire est à son maximum (la pointe), le nombre moyen de passagers est plus faible qu'en temps normal, à 1,2 plutôt que 1,3.

*Note, toutes les données représentées sont issues de mes connaissances sur les dimensions des véhicules et sur le fonctionnement des voies de circulation. Ce sont donc des estimations qui me semblent raisonnables, et d'un ordre de grandeur équivalent à ce que j'ai lu au hasard sur le net.

Le stationnement

Encore pire, les voitures ont besoin pour être un moyen de transport viable de stationnement. L'espace occupé par l'individu en déplacement reste occupé quand celui-ci est arrivé à destination. C'est une tare que les voitures partagent avec les bicyclettes, mais dont sont exemptés les piétons et les usagers des transports en commun. Les bicyclettes au moins sont relativement petites, les voitures ne le sont pas. En général, une place de stationnement hors-rue prend environ 20 mètres carrés (incluant la place de stationnement et une partie de l'allée entre les stationnements). Un stationnement sur rue prend moins de place, peut-être 12 à 15 mètres carrés.

Le résultat est que le stationnement des commerces ou des bureaux prennent autant d'espace sinon plus, que le bâtiment lui-même. À moins bien sûr que le stationnement soit étagé ou souterrain (ce qui coûte jusqu'à 30 000$ par place de stationnement seulement à construire). Quelqu'un travaillant dans un cubicule de 2 mètres par 3 mètres dispose donc de moins d'espace que sa voiture qui dispose d'un stationnement de 2,5 mètres par 6 mètres. Qu'est-ce que ça dit quant à nos priorités en tant que société quand nous donnons plus d'espace au véhicule qu'à son conducteur?

Et les stationnements gigantesques requis par la voiture sont largement responsables de l'hostilité aux déplacements à pied ou en bicyclettes. Ils réduisent la densité des bâtiments, augmentant les distances à parcourir, tout en transformant le milieu en mer d'asphalte balayée par le vent et peuplée de voitures qui peuvent se mettre en mouvement à tout moment, un danger constant pour ceux marchant ou pédalant au travers du stationnement pour atteindre les commerces ou bureaux.

Le résultat

Le résultat de l'utilisation massive d'espace des déplacements en automobile est que les automobilistes doivent se battre pour chaque centimètre carré d'espace. Quand l'espace vient à manquer pour les automobiles, et il vient à manquer rapidement, on voit de la congestion et des problèmes de stationnement se profiler. Et alors les automobilistes veulent plus d'espace, pas par méchanceté, mais par raisonnement rationnel. Personne n'aime être pris dans la congestion ou tourner en rond pour trouver un stationnement une fois rendu à destination. Les automobilistes demandent donc de plus en plus d'espace, et ils l'ont eu, largement. Aujourd'hui, plus de 80% de l'espace réservé aux transports appartient principalement ou exclusivement aux automobiles. Et ce n'est toujours pas assez. Même si les transports en commun et les cyclistes ont en théorie le droit d'utiliser ces routes, celles-ci sont clairement conçues pour la voiture, et la circulation automobile nuit beaucoup aux autres transports.

Dès qu'on enlève un peu d'espace aux voitures pour l'accorder aux piétons (des avancées de trottoirs aux rues piétonnes), aux cyclistes (pistes cyclables, supports à bicyclettes remplaçant des stationnements, etc...) ou aux transports en commun (voies réservées aux autobus, tramways ou trains en site propre, etc...), plusieurs automobilistes se plaignent haut et fort.

Ce manque d'espace a également un effet sur la mentalité des automobilistes, beaucoup apprennent à voir les autres automobilistes comme des adversaires se battant pour le moindre espace de la route. Les cas extrêmes se mettent à utiliser de leurs klaxons ou de manoeuvres dangereuses de changement de voie à la dernière minute pour dérober l'espace routier aux autres automobilistes. Les piétons, cyclistes et usagers du transport en commun viennent également à faire les frais de cette mentalité quand ils sont confrontés aux mêmes conducteurs agressifs, qui les traitent comme ils traitent les autres conducteurs sur la route. Certains cyclistes adoptent également une mentalité similaire, ce sont les cyclistes "véhiculaires", une minorité, mais une minorité achalante.

Ultimement, nous ne pouvons pas continuer à toujours accorder plus d'espace aux automobiles. Ceux-ci en fait occupent déjà trop d'espace et ont repoussé les modes alternatifs de déplacement à la marge. Il faut un rebalancement, il faut plus de pistes cyclables, plus de voies réservées et moins de stationnements, afin de rétablir l'équilibre dans les déplacements.

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