Tout le monde aime la démocratie, de donner un contrôle aux individus sur le sort de leur société et de leur collectivité. On essaie justement d'impliquer et de donner plus de contrôle aux gens sur les milieux qu'ils habitent. Ce sont de bonnes intentions... mais dans les faits, le système actuel est tout simplement terrible, biaisé et un obstacle au progrès.
Un système biaisé qui donne le pouvoir aux "pas dans ma cour"
Le problème avec la démocratie locale telle qu'appliquée actuellement est qu'elle est conçue essentiellement pour donner aux résidents le droit de bloquer des projets privés. On donne en effet un droit de veto aux résidents actuels d'un endroit pour tout projet qui diffère le moindrement de ce qui existe déjà. C'est en quelque sorte un complément du zonage euclidien dont j'ai déjà parlé. Le zonage limite grandement ce qui peut être construit, mais il peut toujours être changé, et quand une proposition de changement ou une dérogation est demandée, alors là on entre dans une phase de "consultation".
En pratique, le promoteur se doit de vendre le projet aux résidents, qui dans les consultations peuvent faire entendre leurs voix, puis ils peuvent aller plus loin et demander le rejet du changement de zonage requis pour le projet.
Il y a deux problèmes majeurs avec ce système:
1- Le système est biaisé en faveur des opposants
Il faut comprendre que la majorité des projets de développement ne sont pas des projets publics, dans le seul que le but de ces projets serait de fournir des services ou un lieu public (musée, parc, etc...) pour la communauté. En général, il s'agit d'un projet privé, cherchant à répondre aux besoins d'une clientèle limitée, par exemple, le résidentiel, ou des places commerciales, ou des bureaux, etc... Ceci veut dire que le nombre de personnes qui bénéficiera directement du projet sera très faible, mais ça ne veut pas dire que c'est mal. Le lieu où vous habitez, même si vous êtes dans un logement social, est le résultat d'un projet visant des intérêts privés, les vôtres en l'occurrence.
Devant ce genre de projet, les gens tendent à se poser deux questions:
Est-ce que je vais en bénéficier?
Est-ce que le projet réduira ma qualité de vie?
Ceux qui répondent OUI à la première question et NON à la seconde seront les supporteurs du projet.
Ceux qui répondent NON à la première question et OUI à la seconde seront les opposants.
Ceux qui répondent NON aux deux seront des gens neutres qui s'en ficheront complètement.
Ceux qui répondent OUI aux deux vont se sentir impliqués mais déchirés sur la question (des indécis).
Or, comme je l'ai expliqué, ces projets sont des projets privés, donc la majorité du monde va répondre NON à la première question. Et là, ça laisse donc deux catégories seulement. Les opposants, ceux qui croient, souvent par peur plutôt que par réflexion rationnelle, que le projet nuira à leur qualité de vie. Les "pas dans ma cour" sont experts à se trouver des raisons pour croire que n'importe quel projet nuira à leur qualité de vie: "Ça va briser l'harmonie du quartier!", "Je vais perdre ma vue!", "Les matériaux sont laids!", "Je vais perdre mon stationnement!", "Ça va amener des indésirables!", etc, etc... Les gens craignent souvent ce qu'ils ne connaissent pas.
L'autre catégorie, ce sera des gens neutres qui savent que ce projet changera bien peu à leur vie directement. Ces gens là ne sont pas motivés à s'impliquer dans les consultations ou à aller voter s'il y a un vote sur l'enjeu en question.
Bref, la population est divisée entre les opposants, et ceux qui sont désintéressés. Ce qui veut dire que le promoteur fera généralement face à une audience braquée contre son projet dans les consultations, et que s'il y a vote, les opposants vont l'emporter haut la main... mais avec un taux de participation minuscule.
2- Seuls les résidents actuels ont un droit de parole
Ça, c'est un facteur majeur, surtout dans les projets résidentiels à haute densité. En général, ceux qui bénéficieraient des projets n'habitent pas présentement dans le quartier. Ils aimeraient probablement y habiter mais ne trouvent pas de logement abordable qui leur convient. Ou bien ces gens ne sont pas présentement intéressés par le quartier dans sa forme actuelle, mais le seraient si les projets commerciaux ou de bureaux se concrétisaient. À l'opposé, souvent les résidents actuels ont choisi d'habiter dans le quartier car ils l'aiment bien comme il est.
Donc si un projet de développement doit être soumis au jugement des résidents actuels, alors c'est sûr que les résidents actuels auront un biais contre toute proposition qui changerait le moindrement l'allure de leur quartier. Il y a peut-être bien des gens qui seraient ravis du projet présenté, mais qui ont commis le péché impardonnable de ne pas présentement habiter à l'endroit, donc leur opinion ne vaut rien.
Donc même si un projet ou un changement de zonage bénéficierait à terme à 200 personnes et qu'il n'y a que 100 personnes habitant à proximité du site, le projet peut être bloqué car les 200 personnes ne sont pas présentement des résidents et donc n'ont aucun droit de parole sur le projet.
C'est pour ça que même lorsque des sondages révèlent que les gens aimeraient qu'on construise des quartiers urbains plus denses près de noeuds des réseaux de transport en commun, avec plus de densité et de proximité, les projets pour faire ça tombent à l'eau bien souvent. Ce n'est pas parce que la majorité n'en veut pas, c'est parce que ceux qui les veulent sont éparpillés en ville alors que les opposants sont souvent concentrés dans les coins en question.
C'est pour ça que je trouve que ce que l'on appelle la "démocratie locale" est en fait une "tyrannie locale" des résidents actuels sur tous ceux qui aimeraient vivre à l'endroit.
Cas de tyrannie locale: l'îlot Esso
Dans la ville de Québec, il y a eu un cas assez typique du processus. Le maire Régis Labeaume parle souvent de densification, probablement pour maximiser les revenus de taxe et diminuer les coûts de développement des banlieues. Un promoteur l'a pris au mot, il a acheté un terrain d'une ancienne station-service dans le quartier Montcalm, près du centre-ville, pour y créer un bâtiment à usage mixte, où le rez-de-chaussée serait réservé à des commerces, avec des vitrines tout le tour du bâtiment sur le bord du trottoir, et les étages supérieurs seraient des condos. Le devant du bâtiment serait aménagé en petit espace piéton. Bref, à bien des égards, le projet cadre bien dans le milieu et représente tout ce que l'on veut en terme d'urbanisme.
Voici l'îlot Esso en question:
Coin de l'îlot Esso |
Et voici de quoi le projet a l'air:
Schéma du projet |
Toutefois, l'opposition s'est vite organisée. Pourquoi? Parce que la bâtisse a 6 étages plutôt que 4.
Qu'est-ce que ça change? En pratique, pas grand chose. Les rues sont suffisamment larges pour que l'ombre du bâtiment ne soit pas un problème, la "perte de vue" des voisins est un argument ridicule car ceux-ci perdraient leur vue même si le bâtiment avait les 4 étages acceptés par le zonage, et des villes comme Paris sont considérées comme des joyaux de l'urbanisme par certains justement car elles sont construites avec des bâtiments de 5 ou 6 étages. Mais bon, des "pas dans ma cour", ça se contente de peu, alors ils ont sans cesse marteler que 6 étages, c'était excessif. Pourquoi? Ils ne le savent pas, mais c'est excessif.
Profitant des mécanismes de la "démocratie locale", les opposants ont ouvert un registre demandant un référendum, qu'ils ont obtenu, et où ils ont rejeté le projet à 77%...
...mais le taux de participation était d'environ 30%...
...pire! Seulement les coins où un nombre requis de personnes ont signé le registre avaient le droit de voter, donc seulement les coins où l'opposition était forte!...
...dans les faits, 266 personnes ont voté contre le projet. Soit 1,7% des résidents du quartier Montcalm.
Bref, 266 taouins ont bloqué un projet de 7 millions de dollars qui aurait offert 30 condos, un bénéfice majeur pour 60 personnes ou plus, en plus d'un espace commercial qui aurait probablement des centaines de clients par semaine. C'est d'une absurdité complète!
Transformer la démocratie locale: du "pas dans ma cour" au "je veux ça dans ma cour"
Ce que je crois qu'il faut faire, c'est changer le focus des institutions de démocratie locale. Présentement, elles sont conçues essentiellement pour donner un droit de veto sur de nouveaux projets. Je crois que cette approche doit carrément prendre le bord. Au contraire, plutôt qu'un lieu de blocage, les institutions de démocratie locale doivent être un lieu d'initiative collective et publique.
C'est-à-dire qu'au lieu de tenir des consultations pour des projets privés, on doit plutôt permettre à des collectifs citoyens de PROPOSER des projets pour des terrains dans leur quartier. Par exemple, la création de parc ou des aménagements urbains. Les villes devraient tenir des consultations dans les quartiers et permettre aux gens d'organiser des pétitions en appui à certains projets publics. Ces projets pourraient être acceptés par les élus ou soumis à des référendums locaux pour voir si la ville les entreprend. Dans la mesure où il y a des coûts de ces projets, ceux-ci devraient être payés par des prélèvements sur les quartiers qui en bénéficieraient, une information qui devrait être écrite sur le bulletin de vote.
Par exemple:
"Le Projet d'Initiative Populaire 2014-01 propose la transformation du terrain vacant situé au coin des rues X et Y en parc, au coût de 1 million de dollar. Pour payer cette somme, une taxe spéciale de 20$ par année par logement serait prélevée pour les 4 prochaines années pour tous les logements du quartier AAA. Êtes-vous pour ou contre ce projet?"
Ainsi, les gens auraient un contrôle POSITIF plutôt que NÉGATIF sur les développements de leur quartier.
Il faut comprendre d'ailleurs que ce processus actuel augmente significativement les coûts de développement immobilier dans les quartiers urbains et en augmente les risques. Les promoteurs n'ont alors pas le choix, afin de maintenir leur marge de profit (et pour eux, leur marge de profit, c'est leur salaire, on ne peut pas les blâmer de vouloir être payé pour ce qu'ils font) que de passer les coûts additionnels aux futurs acheteurs ou locataires de leur projet. Le résultat est que le prix des logements dans le quartier sera à la hausse car on impose une hausse des coûts de construction.
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