Si vous pouviez vous payer un petit tour en avion ou en hélicoptère au-dessus de nos banlieues, ou si vous allez voir les cartes aériennes de Bing Maps, vous pourriez voir ceci:
Banlieue typique vue des airs |
Des quartiers entiers de maisons unifamiliales à perte de vue, souvent identiques, ou presque, ayant au moins les mêmes dimensions et étant sur des terrains de dimensions très similaires. C'est ce que nous construisons le plus et on accepte ça comme si ça allait de soi. Comme si c'était la manière normale de se développer.
Or, derrière ce type de développement se cache quelque chose dont l'on parle pas, qui oriente et définit les développements urbains en utilisant rien de moins que la force de la loi. C'est le zonage.
Le zonage est un règlement municipal définissant qu'est-ce qui peut être construit et où. Il y a plusieurs sortes de zonages différents dans le monde, mais en Amérique du Nord, le zonage typique est un zonage dit euclidien, de la ville d'Euclid en Ohio. Ce zonage est très strict au niveau de ce qui est permis de bâtir, les usages permis, les dimensions des lots et des bâtiments. Le territoire de la municipalité est découpé en une multitude de zones différentes, chacune étant strictement spécifiée.
Voici un exemple de ce type de zonage, tiré du règlement d'urbanisme de Saint-Jean-sur-Richelieu:
Exemple des caractéristiques d'une zone |
Représenté graphiquement, ça donne ceci:
Dimensions minimales prescrites par la norme |
Le vert représente les dimensions minimales d'un terrain. Sur ce terrain, seule une maison unifamiliale peut être construite, celle-ci ne peut être construite que dans la zone vert pâle, avec les dimensions minimales illustrées en rouge. Ceci est le cas d'une maison à 1 étage, la norme permet aussi des maisons à 2 étages, mais sur le même terrain.
Je souligne que la séparation dans le zonage du multifamilial et de l'unifamilial est une caractéristique propre au zonage nord-américain. Dans les zonages de plusieurs autres pays européens et asiatiques, le résidentiel, c'est du résidentiel, ils ne traitent pas les habitants des bâtiments multifamiliaux comme des pestiférés à conserver séparés des gens habitant dans des maisons unifamiliales. C'est en fait le résultat de discrimination raciale et sociale des États-Unis, où les résidents des bâtiments multifamiliaux sont souvent noirs et pauvres, donc le zonage américain s'est mis au service de la ségrégation raciale et des classes en séparant unifamilial et multifamilial. Cette séparation de l'unifamilial et du multifamilial est un développement récent, comme le prouve cette image du vieux Sorel, montrant, de droite à gauche: une maison unifamiliale isolée, un duplexe et deux maisons unifamiliales attachées.
Unifamiliales attachées, duplexe et unifamiliale isolée côte à côte, désormais illégal dans nos villes |
À noter que ce zonage limite grandement la densité possible. Effectivement, en interdisant tout sauf l'unifamilial isolé, on ne permet la construction que d'une seule unité d'habitation par terrain. Ce terrain doit également être de 450 mètres carrés minimum. Par ces restrictions, on impose donc une densité maximale de 22,2 unités par hectare, sans compter les rues et parcs. Si on suppose des rues de 9 mètres avec des trottoirs de 1,5 mètres, alors la partie des rues rattachées à ce terrain aura une profondeur de 6 mètres (la moitié de la chaussée plus le trottoir adjacent au terrain), le terrain n'occupera que 30 mètres de profondeur sur 36, donc 83% de la superficie du quartier, sans compter les rues perpendiculaires. Donc on peut supposer que les terrains résidentiels ne représenteront que 80% des terrains du quartier, ce qui limite encore plus la densité à 17,7 unités par hectare.
Ça, c'est la densité maximale possible, la densité réelle sera encore plus faible car certains terrains seront plus gros encore.
Et combien de ces zones est-ce que la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu a? Et bien, cette ville de 100 000 habitants environ en a des centaines, voir des milliers, de zones similairement définies. Voici d'ailleurs une image du plan des zones de la ville:
Plan des zones d'un quartier de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu |
Tous les traits foncés représentent les limites des différentes zones, qui sont identifiées avec des codes comme "H-2572". On peut voir tous les lots existants sur cette carte, et chaque zone en général contient de 15 à 50 terrains, avec quelques exceptions, comme H-2748 qui ne contient qu'un seul (!) terrain.
Tout bâtiment non conforme au zonage est interdit à moins d'obtenir une dérogation mineure ou une modification de zonage, ce à quoi les résidents peuvent s'opposer.
Pourquoi un tel zonage aussi merdique?
Le zonage euclidien est favorisé car, malgré sa complexité apparente, il est très simple à appliquer. Il suffit de calculer certaines dimensions et de les comparer à ce qui est imposé dans le zonage pour accepter ou refuser un permis de bâtir. Même pas le besoin de penser, juste de mettre quelques chiffres dans un tablier et de laisser le monde s'arranger avec ça. Appliquer le règlement ne nécessite qu'un ruban à mesurer.
Ceux qui supportent ce genre de zonage soulignent "l'harmonie" résultant de celui-ci, ainsi que la certitude accordée aux résidents que leur quartier ne changera pas une fois qu'ils y sont établis. Vous achetez une maison sur une rue et il y a bien peu de chances que vous voyez pousser des condos ou des commerces sur cette rue de votre vivant.
Les conséquences désastreuses de ce zonage
Le résultat de tout ça, c'est un
bordel indescriptible. Toute modification des normes, ce serait-ce que
de quelques centimètres, requière des dérogations, qui implique des
séances où les voisins peuvent s'objecter et enclencher un conflit de
zonage menant à un délai des projets de plusieurs mois, voir à la fin du
projet... même si ce projet n'est que la construction d'une véranda.
Ce
zonage donne aussi le pouvoir aux "pas dans ma cour" en leur donnant des
leviers pour tout bloquer. C'est notamment pourquoi les développements en Amérique du Nord sont fréquemment de l'étalement urbain. Comme les quartiers déjà bâtis sont déjà zonés et que les obstacles pour modifier ces zonages sont très nombreux et difficiles, les promoteurs ne prendront souvent pas le risque de lancer des projets de densification. Ils choisiront la voie facile en construisant en périphérie, là où il n'y a rien autour. Dans ces endroits, les développeurs peuvent être rois et maîtres en proposant à la ville des nouvelles zones, avec personne ou presque pour s'y opposer.
C'est pourquoi on voit souvent des condos apparaître en périphérie des villes. Ces condos là sont illégaux dans les quartiers déjà bâtis, donc la seule possibilité pour les construire, c'est d'aller dans des secteurs non bâtis ou abandonnés (anciens commerces ou usines).
Ce zonage a un impact majeur également sur la valeur des terrains. Si on permettait tous les usages sur tous les terrains, les terrains de choix seraient rapidement attribués aux commerces et aux bâtiment multifamiliaux, pour la simple raison que la marge de profit par mètre carré de terrain est beaucoup plus élevé pour ce genre d'usage que pour de l'unifamilial. Si on a un terrain près d'une rue passante avec des lignes d'autobus fréquentes sur la rue, en général, les commerces sauteraient sur ceux-ci, ou à défaut de commerces, ce sont des développements multifamiliaux qui se les approprieraient, car les développeurs de ces types de bâtiments sont près à payer plus cher par mètre carré que les développeurs de maisons unifamiliales. Mais si le terrain est réservé à de l'unifamilial, alors la valeur du terrain est artificiellement rabaissée, les usages plus profitables sont interdits sur celui-ci.
Le pire est que les villes s'entêtent souvent à zoner principalement de l'unifamilial. Le résultat est qu'il y a surabondance de terrains pour les maisons unifamiliales, ce qui réduit la valeur de ces terrains, rendant plus abordable les maisons unifamiliales dans les quartiers centraux. Par contre, il y a souvent pénurie de terrains pour les bâtiments multifamiliaux et commerciaux, les terrains valent alors très cher, ce qui complique les projets multifamiliaux et commerciaux, augmentant les coûts de ceux-ci. Ceci a la conséquence de rendre les maisons unifamiliales plus abordables tout en rendant les aménagements résidentiels alternatifs plus denses plus dispendieux, même si en réalité, c'est l'inverse qui devrait être vrai.
Il y a finalement un autre effet: la corruption. Quand un promoteur riche a un projet bien juteux qui se heurte au zonage actuel, il doit demander un changement de zonage. Or, ce changement de zonage est soumis aux désirs des élus qui reçoivent des pressions de "pas dans ma cour" pour le bloquer. Du coup, les promoteurs ont un incitatif à devenir chum des élus et à leur offrir des avantages financiers pour faire passer le changement de zonage malgré la pression de certains électeurs. Avant de blâmer les promoteurs qui font ça, on doit comprendre que la majorité préférerait probablement ne pas dépenser ces sommes pour acheter des élus. Le problème, c'est le système et le zonage actuel, c'est lui qui mène à la corruption.
Dans un prochain article, je parlerai du zonage japonais, qui est complètement différent.
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